Ici et maintenant

Groupe belge de la Fédération anarchiste

Causerie libertaire – La Commune des Lumières, par Jean Lemaître

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Mardi 14 juin à 18h.

A la librairie Livre ou verre – Passage de la Bourse, 6 (Charleroi)


C’est l’histoire d’une Commune anarchiste, fondée début du siècle dernier dans un village de l’Alentejo rural du Portugal, à une époque (la guerre 14-18) où le peuple, dans ce pays, crève de faim et de misère. Elle réunit des cordonniers et leurs familles, soudés par un même esprit coopératif, partageant à parts égales le fruit de leur travail.


En quoi, et pourquoi cette expérience, pionnière, de Commune anarchiste en Alentejo du début du siècle dernier, est tellement riche en enseignements aujourd’hui, et plus que jamais ?


Jean Lemaître et le groupe Ici & Maintenant vous invitent à le rencontre de cette expérience libertaire collective, à travers, entre autres, la figure de l’’anarcho-communiste Antonio Gonçalves qui fut l’initiateur de la Commune des Lumières dans le village du Vale de Santiago.


Le lieu : Livre ou verre, librairie indépendante et conviviale qui propose des boissons et douceurs sucrées/salées artisanales, locales et originales. Passage de la Bourse, 6 à Charleroi

A la recherche de l'historiographie anarchiste en Belgique

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Après la découverte du Mundaneum de Mons, et en particulier de son fonds documentaire anarchiste, nous poursuivons notre entretien en compagnie de Jacques Gillen. Historien, collaborateur du Centre d’histoire et de sociologie des gauches, il a travaillé sur l’histoire de l’anarchisme belge, en particulier sur la colonie L’Expérience, fondée par Émile Chapelier et Eugène-Gaspard Marin en 1905. Ce dernier avait tenu une sorte de journal de bord que Jacques Gillen a pu consulter pour réaliser son mémoire. Il a également eu l’opportunité de questionner la seconde compagne d’Eugène-Gaspard Marin, âgée de plus de 90 ans à l’époque. Nous avons souhaité aborder avec lui la question de l’historiographie anarchiste en Belgique.

Jacques Gillen, en tant qu’historien, vous êtes l’auteur de « Les anarchistes en Belgique »1. Est-ce une impression ou les mouvements anarchistes belges n’ont pas fait l’objet de nombreuses recherches du point de vue de l’histoire et de l’histoire politique ?

Beaucoup de choses ont été dites au sujet du mouvement anarchiste en Belgique, jusqu’en 1914. Je fais bien entendu allusion à l’ouvrage de Jan Moulaert, qui demeure une référence en la matière. Il a réalisé un travail très précieux. Par contre, pour la suite, c’est beaucoup plus fragmenté… à part un ou deux mémoires de fin d’étude (master) : celui de Didier Karolinsky2 axé sur l’entre-deux guerres, et celui de Nicolas Inghels3 [accessoirement, un fidèle compagnon du groupe Ici & Maintenant ! NDLA] qui couvre la période de 1945 à 1970. Ces deux mémoires ne s’intéressent pas à tout le mouvement anarchiste, ils ne sont pas publiés et mériteraient d’être complétés. Bien que de qualité, ces travaux restent parcellaires et, en outre, ils commencent à dater. En-dehors de cela, il existe quelques articles épars, mais c’est tout…

C’est finalement un volet de l’histoire politique et sociale belge assez peu traité, dirait-on…

Il convient d’emblée de faire trois remarques. La première, c’est la question des sources. Jusqu’en 1914, on est relativement bien documenté, parce qu’il y a pas mal de journaux anarchistes en Belgique, il y a les fameux dossiers de la police, à Bruxelles et à Liège en particulier, les dossiers des étrangers… Bref, il y a quand-même matière à étudier le mouvement anarchiste belge, notamment aussi grâce aux quelques fonds documentaires dont nous disposons (comme ici, au Mundaneum). Par contre, à partir de l’entre-deux guerres et encore plus à partir de 1945, en termes de sources archivistiques, ça se réduit à peau de chagrin !… D’abord parce qu’il y a beaucoup moins de publications. En forçant le trait, disons qu’en-dehors de Pensée et action et d’Alternative libertaire, il y a tout au plus quelques rares publications sporadiques. Bien-sûr, nous disposons des archives de Hem Day, mais ce n’est pas suffisant pour dresser un tableau complet de l’anarchisme en Belgique. En Flandre, à ma connaissance, ce n’est pas très différent.

La deuxième remarque est liée à une tendance qui voit le jour à l’issue de la Première Guerre mondiale : lorsque le conflit éclate, le mouvement anarchiste se divise. Il y a celles et ceux qui vont refuser la guerre, quel que soit le prétexte, et d’autre part, il y a celles et ceux qui vont prendre parti pour la guerre, afin de lutter contre un impérialisme qui représente un danger bien pire que la pseudo-démocratie parlementaire. Au sortir de la guerre, le mouvement anarchiste est éclaté et il a bien du mal à renaître de ses cendres. Il y a bien quelques tentatives de regroupements qui ont lieu mais ces tentatives ne sont jamais durables. Bref, il n’y a plus de mouvement anarchiste organisé, fort, actif, comme il avait pu l’être à certains moments avant 1914. Par ailleurs, peu avant la fin de la Première Guerre, la Révolution russe éclate et dans son sillage va naître le Parti Communiste. Le Parti Communiste va désormais rallier beaucoup d’anarchistes. L’effectif même des anarchistes diminue donc considérablement durant l’entre-deux guerres. Resterait la difficulté d’identifier les anarchistes infiltrés, actifs au sein du mouvement syndical : leur nombre est probablement impossible à chiffrer… Difficile également de faire la part de ceux qui avaient un penchant révolutionnaire et ceux qui étaient anarchistes conscients.

Après 1945, dans les années 60 et 70, il y a une résurgence des idées libertaires, notamment avec mai 68 et ses conséquences, l’influence du mouvement Provo (venu des Pays-Bas)… Quelle est la part d’anarchisme dans l’un et l’autre cas, on pourrait en discuter… En tout cas, ces phénomènes sont plutôt limités dans le temps et seul le journal Alternative Libertaire aura une activité vraiment pérenne, durant 30 ans, de 1975 à 2005.

Il y a d’ailleurs eu un groupe de la FA qui a porté ce nom, en marge du journal, de 2000 à 2007 environs. On pourrait presque dire qu’il y a une « génération Alternative Libertaire » en Belgique, qui a eu connaissance de l’anarchisme par les publications et les affiches de ce journal.

Sans doute, oui ! En tout cas, c’est une des seules sources un peu durables dont nous disposons après la Seconde Guerre mondiale.

On pourrait presque dire, en forçant le trait, qu’en Belgique, il y a des anarchistes mais pas de mouvement anarchiste…

Oui, et c’est assez vrai même avant la Première Guerre, période durant laquelle le mouvement anarchiste belge est le plus fort (toute proportion gardée), et même si le mouvement anarchiste était bien présent jusqu’en 1914 et conservait une certaine influence dans le milieu ouvrier. Cet ancrage ouvrier, on continue de le trouver dans l’entre-deux guerres au sein du syndicalisme révolutionnaire. On peut supposer qu’au sein des différentes tendances du Parti Communiste, les anarchistes ont dans certains cas réussi à infléchir la tendance plus révolutionnaire !… Mais après la Première Guerre mondiale, on ne retrouvera plus cette capacité à rassembler des centaines de personnes au cours de meetings anarchistes. Il y en a eu beaucoup avant 1914, à Bruxelles, à Liège, à Verviers. Les anarchistes avaient une certaine popularité, à n’en pas douter !

Les anarchistes belges semblent avoir eu du mal à s’organiser à grande échelle après la Première Guerre…

Il y a bien eu quelques tentatives entre les deux guerres mais rien n’a abouti. Au demeurant, ce fut aussi le cas durant cet « âge d’or » d’avant 1914 !… Les tentatives pour s’organiser selon une structure fédérale n’ont tenu que quelques années, au mieux. Très vite, des conflits d’intérêt ou des divergences de point de vue ont ruiné les efforts des groupes anarchistes de se rassembler en fédération. Dans le cas de Georges Thonar, par exemple, il y a aussi une dimension de conflits interpersonnels qui vient s’ajouter. Sa volonté tenace de fonder une organisation anarchiste a éveillé la méfiance, pour ne pas dire davantage, de nombre de compagnons anarchistes. Beaucoup de ces figures demeurent assez méconnues, même si Thonar, Émile Chapelier (l’un des fondateurs de la colonie L’Expérience) et surtout Hem Day, sont assez emblématiques.

Jacques Gillen, vous évoquiez au début de l’interview trois remarques à faire expliquant le faible traitement du mouvement anarchiste en Belgique… Nous en avons évoqué deux. Quelle est la troisième ?

Eh bien c’est tout simplement le manque d’intérêt des historiens ou des facultés pour ce type de sujet. Il y a eu une période où l’histoire des gauches était en vogue mais cela tend à disparaître. Encore que ce ne soit pas aussi global : les universités de Liège et de Gand restent très actives sur ce sujet. L’ULB, en revanche, est beaucoup moins active qu’auparavant sur ce terrain de recherche. Et toujours est-il que ce sont les facultés d’Histoire qui suscitent les sujets sur lesquels on travaille.

On pourrait également se questionner sur un éventuel intérêt du public pour ce sujet. Ce n’est pas évident à cerner même si, en réalité, je pense qu’une histoire de l’anarchisme en Belgique pourrait rencontrer un certain succès. On peut observer un retour de certaines idées « anarchistes » (avec de gros guillemets !…) : des initiatives à caractère collectif, égalitaire, coopératif… Sans être proprement anarchistes, elles manifestent tout de même une proximité avec les idées libertaires, la plupart du temps sans le savoir. En tout cas, il y aurait un gros travail à faire pour démonter les stéréotypes, qui ont la peau dure, de l’anarchiste violent et opposé à toute forme d’organisation. Pour ce qui est de favoriser l’accès du public à ce type d’information, le Maitron en ligne est accessible intégralement et gratuitement. Je collabore d’ailleurs à la partie traitant plus spécifiquement de l’anarchisme en Belgique, le DBMOB (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique).

Propos Recueillis par Christophe, du groupe Ici & Maintenant

1Jacques Gillen, « Les anarchistes en Belgique », in Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays prospère: l'extrême gauche en Belgique et au Canada, Peter Lang, Collection Études Canadiennes, Canadian Studies, volume 6, 2007, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2007

2Didier Karolinski, Le mouvement anarchiste en Wallonie et à Bruxelles, mémoire de licence, Université de Liège, 1983

3Nicolas Inghels, Le mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945 à 1970, Mémoire de licence en Histoire contemporaine, sous la direction de José Gotovitch, Université libre de Bruxelles, 2002

Lectures anarchistes • le premier roman de Gouzel Iakhina

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Je n'ai pas les mots pour dire combien j'ai aimé le roman fleuve de cette jeune auteure d'origine russe tatare, née à Kazan, ayant ensuite étudié à l’École de cinéma de Moscou, en s'y spécialisant dans l'art de la scénarisation.

L'action se déroule entre 1930 et 1946 et décrit la vie de souffrance et toute en contradictions de Zouleikha, paysanne tatare de 25 ans (au début de l'histoire), analphabète, ne parlant que quelques bribes de russe. Les Tatares forment en Russie une très ancienne branche de la religion et culture musulmanes. Ils croient en Allah, de façon curieusement païenne. Par exemple, ils évitent de s'aventurer dans la profonde forêt voisine, de peur que des esprits malins leur jettent des mauvais sorts.

Début des années ‘30: le régime stalinien renforce (davantage encore) sa répression de toute dissidence. Dans la région de Kazan, il s'acharne contre les Tatares, ces "koulaks" qui refusent obstinément de rejoindre les kolkhozes "communistes" (en réalité, parangons de bureaucratie, d'autoritarisme et de capitalisme d’État), en s'accrochant à leur lopin privé, et leur seule richesse: trois vaches, deux moutons, une jument... Pour le pouvoir en place, ce sont des nuisibles, une "espèce" réactionnaire à éradiquer.

Des agents de la sinistre Tchéka débarquent dans ces villages tatars. A la force de leur fusil, ils arrachent ces paysans à leur terre. Les jette dans des trains infects, pour les déplacer tout au bout de la Sibérie, dans des territoires vierges d'habitants et au climat si rude. On les appelle des "délocalisés". Là où ils aboutissent, ce n'est pas tout à fait les goulags (sommet de l'horreur), car à l'intérieur de la zone attribuée, les déplacés disposent d'un maigre espace de liberté. Mais les conditions de vie et de travail n'en sont pas moins insupportables.

La jeune Zouleikha, pourtant si frêle, y survit. Et même, elle "ouvre les yeux" et découvre de nouveaux modes relationnels et d'existence qui, paradoxalement, la libèrent de ce qui l'emprisonnait dans son ancien village tatare: un mari brutal, un horizon bouché. En cette colonie sibérienne, au bord du fleuve Angora, au bout du monde, Zouleika nourrit son esprit de ce qui l'entoure. Au contact de cette tribu cosmopolite de réprouvés et dissidents de toutes origines sociales et culturelles, la jeune Tatare abandonne certains préjugés. Elle n'a plus peur de s'aventurer dans la Taïga. Elle se découvre aussi en femme amoureuse, (enfin) réceptive à toute la gamme des sentiments et au plaisir physique.

Gouzel Iakhina a eu un mal de chien à publier ce/son premier roman. Certains éditeurs russes lui reprochaient de raviver ce passé d'oppression de la Russie, qu'ils préfèrent voir passé sous silence. D'autres, au contraire, ne supportaient pas que l'écrivaine apporte des nuances sur ces années de plomb.

Les lecteurs en ont pensé autrement, et bien heureusement! En effet, "Zouleikha ouvre les yeux" a finalement connu un immense succès en Russie. Depuis, ce magnifique récit, écrit d'une plume flamboyante, imagée, romantique, a déjà été traduit en 20 langues....

Le succès récompense les audacieux et audacieuses comme Gouzel Iakhina, qui se gardent de tous les conformismes (y compris littéraires). Et je m'en réjouis...

Jean Lemaître
https://jeanlemaitre.com

Gouzel Iakhina, "Zouleikha ouvre les yeux", Éditions Libretto, 2021, 556 pages

Lectures anarchistes • Victor Serge, le révolté permanent

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Lectures anarchistes Victor Serge, le révolté permanent

Notre compagnon Jean Lemaître propose sur le site du groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste, une série de chroniques littéraires que nous allons égrener au cours des mois prochains.

Lecture anarchiste : Victor Serge, « Mémoires d’un révolutionnaire (1905-1945) », Éditions Lux, 2017

Pas de socialisme sans respect des libertés et des droits humains fondamentaux !

Cela faisait déjà un certain temps que j'avais entendu parler de ce militant, sans jamais approfondir. Alors, pour faire plus ample connaissance, j'ai commencé par ses mémoires.

J'en sors émerveillé : tant de sincérité dans le récit, de témoignages inédits, de fidélité à ses idées, d'engagement lucide et critique, de courage personnel.

Fils d'émigré russe ayant fui la dictature tsariste, Victor Serge est né à Bruxelles en 1890. Autodidacte, féru de lectures, curieux de tout, fibre sociale chevillée au corps, assoiffé d'action, il épouse le camp anarchiste. Il exerce tous les métiers. Part en France. Y fait de la prison. Libéré en 1919, il rejoint la Russie bolchevique, au pire moment, en pleine guerre civile, alors que le pouvoir révolutionnaire vacille sous les assauts des armées « blanches ».

Victor Serge ne tergiverse pas. Se réunir sur l'essentiel, tel est son credo. C''est ainsi qu'il prend lui-même les armes et accède ensuite à d'importantes responsabilités au sein du Komintern. Et va déchanter. Il s'inquiète des excès de la Tcheka, la police extrajudiciaire, créée avec la bénédiction de Lénine, qui exécute à tours de bras. Il s'insurge contre la répression sanglante des marins anarchistes de Cronstadt, menée de main de fer par Trotski.

Les bolcheviques ont vaincu. La paix est recouvrée. Mais pourquoi diable le nouveau pouvoir multiplie-t-il les exactions, réprime-t-il de plus belle toute dissidence, qu'elle émane des anarchistes, des mencheviks, des sociaux-révolutionnaires et bientôt des rangs même des bolcheviques ? La redoutable Guépéou a succédé à la Tcheka. La répression gagne chaque jour en intensité. L'autoritarisme se muant en totalitarisme.

Lui-même, Victor Serge devient un paria. Un temps, il se solidarise avec Trotski, qui réclame plus de démocratie, et ne doit son salut qu'à l'exil. Mais Victor Serge ne tarde pas à se distancier du "Vieux", pour ses excès dirigistes et son propre sectarisme. C'était inévitable. Serge est arrêté, rudement interrogé. Il ne cède rien. Il est déporté dans l'extrême-Est soviétique. Sa chance ? En 1935, tournant stratégique de l'Internationale communiste, Moscou cherche à sortir de son isolement diplomatique et, tandis que la terreur atteint un degré inégalé en URSS, l'Union soviétique fait patte de velours auprès des démocraties bourgeoises occidentales.

En France et en Belgique, des voix, et non des moindres - Émile Vandervelde en tête - exigent et obtiennent, presque un miracle, la libération de Victor Serge, lequel, après une escale en Belgique et en France, où il est vilipendé de toutes parts, par les staliniens, par la droite réactionnaire, choisit l'exil au Mexique.

Victor Serge constate : « Quelle que soit la valeur scientifique d'une doctrine, du moment qu'elle devient gouvernementale, les intérêts de l’État ne lui permettent plus l'investigation désintéressée, et son assurance scientifique même la conduit (...) à se soustraire à la critique par les méthodes de la pensée dirigée, qui est davantage la pensée étouffée ». Tout est dit. Un homme à part, un homme clairvoyant et conséquent, un homme rare. Aux convictions plus que jamais actuelles !

Jean Lemaitre
groupe Ici & Maintenant

https://jeanlemaitre.com

Pour plus d’informations, on pourra se reporter à la fiche très détaillée consacrée à Victor Serge dans le Maitron en ligne :

http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article50075m

Le tour du Mundaneum en 80 minutes

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[Article paru initialement dans le Monde Libertaire n° 1833 de novembre 2021]

Récemment, nous sommes allés interviewer Jacques Gillen, archiviste et responsable des fonds relatifs à l'anarchisme et au pacifisme au Mundaneum de Mons. Centre d’archives, espace muséal, lieu d’expositions, le Mundameum sous sa forme actuelle est le dépositaire des collections de Paul Otlet et Henri La Fontaine, connus entre autres pour avoir créé la classification décimale universelle (CDU). Ces collections brassent toute une série de sujets puisque leur ambition était, à l’origine, très universaliste. Un riche fonds anarchiste y est conservé. Et l’entretien a effectivement duré 80 minutes.

Christophe (gr. Ici & Maintenant) : Eh bien Jacques Gillen, vous nous racontez la folle histoire de ce projet ?

Jacques Gillen : Le point de départ du Mundaneum se situe en 1895. A cette époque, Paul Otlet et Henri La Fontaine, tous deux avocats, et passionnés de bibliographie, se sont rencontrés dans le cabinet d’Edmond Picard. Ils ont collaboré avec ce dernier sur un recueil bibliographique des publications juridiques. Cela leur a donné l’idée de réaliser un répertoire bibliographique universel. En 1895, ils créent l’Office international de bibliographie (ce qui allait devenir le Mundaneum) dont le premier objectif était de développer ce répertoire à tous les domaines du savoir humain. L’idée même de ce répertoire, c’était de rassembler toutes les publications qui avaient été publiées dans le monde entier, et ce depuis la création de l’imprimerie. Et dans toutes les langues. On est à la fin du XIXe siècle, c’est encore envisageable… Même si à l’époque, tout ce travail se faisait à la main tout de même !… De nos jours, ce serait complètement fou. Otlet et La Fontaine ont donc commencé ce travail sur des fiches : ils ont imaginé un système de fiches qui a été utilisé dans nombre de bibliothèques. Ils ont également imaginé le dispositif de meubles à tiroirs pour ranger ces fiches (voir illustration) et enfin, ils ont conçu le système de classification décimale universelle permettant de classer par thématiques les fiches bibliographiques ou les publications.

Ce système de classification se fonde sur le système décimal imaginé par Melvil Dewey, un bibliothécaire américain, qui ne correspondait cependant pas tout à fait avec ce que souhaitaient Otlet et La Fontaine. Leur système est bien plus complexe. Le principe du système de Dewey est de classer les connaissances en dix catégories, numérotées de 0 à 9. Par exemple, toutes les publications qui ont trait à l’histoire vont être rangées dans la catégorie 9. Chaque catégorie peut reprendre elle-même dix sous-catégories (91, 92, …) et en affinant les nombres, on peut définir de manière de plus en plus précise le sujet d’un livre, d’un périodique ou d’une autre publication. Otlet et La Fontaine ont développé ce système en utilisant des combinaisons de signes de ponctuation et de nombres, pour pouvoir ramasser des informations du type : ce livre traite des abeilles, au Brésil, au XVIIIe siècle et a été publié en Allemagne en 1950… (C’est un exemple !…)

CI&M : Voilà donc la première étape de leur entreprise : rassembler les références bibliographiques de toutes les publications existantes…

JG : Oui. Mais ils ont voulu aller plus loin en rassemblant physiquement les connaissances du monde en un seul endroit… ! Du coup ils se sont intéressés à la documentation. C’est à ce titre que Paul Otlet est considéré comme un des pères de cette discipline. Différentes sous-sections ont été développées dans le sillage du Mundaneum, consacrées l’une à la presse, l’autre à la photographie, ainsi qu’un répertoire universel de documentation… Dans ce répertoire thématique, les coupures de presse et différentes sortes de documents étaient classées quasiment au jour le jour. Le but était d’avoir une information mise à jour, actualisée le plus possible, sur un sujet. Le projet s’est étendu également à la dimension iconographique : la collection a accueilli des affiches, des plaques de verre, des cartes postales, etc. sur toute une série de sujets, le but étant, je le rappelle, d’être le plus universel possible… !

Pour cette entreprise, Otlet et La Fontaine reçoivent un prix lors de l’Exposition universelle de 1900. En 1910, ils créent un musée à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, ce qui aura pour conséquence d’aboutir à l’installation de leur entreprise dans le Palais du Cinquantenaire. C’est donc là qu’ils installent leur « Musée international », qui devient peu après le « Palais Mondial-Mundaneum » et qui rassemble tous les instituts qu’ils avaient créés précédemment : Musée international de la presse, Institut international de photographie, Office international de bibliographie, Union des associations internationales… Cette dernière, fondée en 1907, vise à offrir à leur projet une dimension internationale, universaliste, d’un point de vue un peu plus politique. Elle existe d’ailleurs toujours actuellement.

CI&M : La dimension internationale semble être au cœur de leurs préoccupations…

JG : C’est en effet une époque où l’internationalisme se développe considérablement, favorisé en cela par le développement des moyens de communication. L’objectif sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il y aurait de facteurs de guerre. Henri La Fontaine était lui-même un pacifiste de premier plan. Il a d’ailleurs reçu le Prix Nobel de la Paix en 1913, il a été président du Bureau international de la Paix… Par ailleurs, l’objectif ultime de Paul Otlet (plus que celui de La Fontaine) était la création d’une Cité mondiale. Il s’agissait de fonder une ville qui serait dédiée à la connaissance, dont l’autorité serait placée au-dessus de celle de la Société des Nations (SDN, ancêtre de l’ONU, NDLR). C’était une approche très positiviste. Très idéaliste aussi sans doute… !

L’objectif sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il y aurait de facteurs de guerre.

Pour résumer, leur projet originel devient de plus en plus ambitieux et revêt même un caractère utopique. Et même un aspect politique, puisqu’on dépasse le cadre de la bibliographie et de la documentation pour avoir un impact sur la société, sur le monde. La désillusion fut immense, évidemment, puisque les deux têtes pensantes du projet eurent le malheur de connaître les deux conflits mondiaux (La Fontaine s’éteint en 1943, Otlet en 1944).

CI&M : La Première Guerre mondiale a dû mettre un frein à leur projet, on imagine.

JG : En effet. Le Palais Mondial n’est installé complètement au Parc du Cinquantenaire qu’en 1920. Les années 20 constituent un peu l’âge d’or du Mundaneum : Otlet et La Fontaine ont pu s’installer dans un beau bâtiment, ils reçoivent des subsides du gouvernement, et ils peuvent développer leur projet de façon considérable et ce jusqu’en 1934. C’est en effet à cette date que le gouvernement décide de fermer le Mundaneum… Probablement est-ce une part d’incompréhension par rapport à la mise en œuvre du projet (qui s’intitule « musée » mais n’en adopte pas les codes, il s’agit d’avantage de présentations à caractère pédagogique) mais aussi parce que le pacifisme, en 1934, ne semble plus tellement à l’ordre du jour… Au mieux, il génère un scepticisme poli dans le chef des instances gouvernantes…

A partir de ce moment, le musée est fermé, les collections sont inaccessibles. Paul Otlet poursuit son activité à son domicile, avec son équipe. C’est durant ces années qu’il conçoit les plans d’une « Mondothèque », une sorte de meuble dont chacun pourrait disposer chez soi, préfiguration de l’ordinateur ou de la tablette numérique. La Mondothèque ne fut cependant jamais construite par Paul Otlet. Une version en a été réalisée à l’occasion de l’exposition Renaissance 2.0 à Mons en 2021. En 1941, le Palais du Cinquantenaire est réquisitionné par l’occupant allemand. Du coup, les collections sont entreposées dans le parc Léopold. Après l’âge d’or, l’âge sombre… ! Commence en effet la période d’errance du Mundaneum, qui va durer jusqu’en 1993. Toujours est-il qu’après l’évacuation du Palais du Cinquantenaire, une partie des collections va au pilon, une partie a dû être perdue ou volée, suppose-t-on. Les collections papiers sont stockées dans de très mauvaises conditions, en termes de conservation. A partir de 1971, les collections sont ballottées d’un endroit à l’autre de Bruxelles. Elles avaient fini par atterrir dans un parking souterrain, sous la Place Rogier… Enfin, en 1993, à l’initiative des quelques personnalités du monde politique, comme Elio di Rupo, originaire de la région montoise, les collections trouvent place à Mons, dans le bâtiment de l’Indépendance. Le lieu a été aménagé et, depuis 1998, doté d’un espace d’exposition dont la scénographie a été conçue par François Schuiten et Benoît Peeters (auteurs de bande-dessinée belges, notamment de la série Les Cités obscures, NDLR). Dans les années 80, les collections avaient été rachetées par la Fédération Wallonie-Bruxelles, si bien qu’aujourd’hui, l’actuel Mundaneum est reconnu comme centre d’archives de la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique (regroupant des archives privées et non émanant d’une institution publique). Il abrite quelque 6 kilomètres courants de documents (journaux, cartes postales, photographies, plaques de verre, fonds d’archives, livres, brochures, etc.) Comme dit plus haut, le Mundaneum s’est spécialisé dans les fonds documentaires autour des trois thématiques citées (féminisme, pacifisme, anarchisme). Il conserve également les papiers personnels d’Otlet et La Fontaine.

CI&M : Comment le projet a-t-il intégré la thématique féministe ?

JG : La présence du fonds de documentation féministe s’explique parce que Henri La Fontaine était un des premiers féministes en Belgique, depuis l’affaire Marie Popelin, en 1888 (première femme docteure en droit de Belgique - les juridictions belges refusèrent de lui faire prêter le serment d'avocat en raison de son sexe, NDLR). Mais c’est aussi et principalement parce que sa sœur, Léonie La Fontaine, était très active au sein de la Ligue belge pour le droit des femmes. Elle fut également impliquée au sein du Mundaneum, prenant part à la constitution du Répertoire bibliographique universel dès ses prémisses et mettant en place l’Office central de documentation féminine en 1909.

CI&M : C’est à Otlet qu’on doit les innovations sur l’aspect documentaire, disiez-vous ?

JG : Le travail d’Otlet était assez visionnaire. On parle à propos du Mundaneum d’un Internet de papier. Disons que c’est un précurseur en ce qu’il a imaginé des moyens de diffuser l’information et de la partager. Dans un texte de 1907, il écrit que dans le futur, tout le monde disposera d’un petit téléphone qui lui permettra d’accéder à de la connaissance… Dans les années 20, il a l’idée des systèmes de vidéoconférence… Il imagine un moyen de consulter à distance, depuis une bibliothèque, un livre qui se trouve dans une autre bibliothèque… Tout cela demeurera sur papier mais il a conçu la possibilité de mettre en œuvre toutes ces technologies que nous employons aujourd’hui en quelques clics ! Il est également précurseur d’Internet de par le système de classification qu’il met en place, qui permet de faire toute une série de liens et préfigure le lien hypertexte. D’ailleurs le Répertoire bibliographique universel représente en quelque sorte le premier moteur de recherche, de papier certes, mais avec les moyens de l’époque, c’était ce qu’il y avait de plus avancé. La mise en œuvre de ce projet reposait sur des contacts avec un réseau international assez important, des contacts avec des bibliothèques du monde entier, comme par exemple celle de Rio de Janeiro. Cette collaboration internationale faisait partie du projet. Aujourd’hui, l’espace muséal permet de valoriser les collections en organisant des expositions, tout en restant fidèles aux valeurs des fondateurs, la paix et l’universalité.

Le Mundaneum rassemble une collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point de vue documentaire, c’est extrêmement précieux, car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries notamment policières…

CI&M : Nous avons parlé pacifisme, nous avons parlé féminisme… Qu’en est-il de ce fonds de documentation anarchiste ?

JG : En fait, dans les 20 et 30, l’un des collaborateurs d’Otlet n’était autre que Hem Day (Marcel Dieu). Disons que c’était l’un des contributeurs, parmi d’autres, qui ont pris part au projet, de façon bénévole ou salariée. C’est lui qui a constitué, sur base de ce qui existait déjà, une collection sur l’anarchisme. Le Mundaneum rassemble une collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point de vue documentaire, c’est extrêmement précieux, car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries notamment policières… Certaines collections ne se trouvent qu’ici. On trouve également des brochures, des cartes postales, des affiches, etc. Il existait déjà des exemplaires des différentes revues puisque Otlet et La Fontaine avaient la volonté en créant le Musée international de la presse, de conserver au moins le premier et le dernier numéro de toutes les publications périodiques… du monde. Les journaux anarchistes en faisaient également partie. Hem Day lui-même, qui tenait la librairie Aux joies de l’esprit, collectait des collections dont il a fait don au Mundaneum. A la mort de Hem Day, une partie de ses papiers personnels ont été rassemblés dans le fonds anarchiste. On peut ajouter à cela quelques archives de l’Alliance libertaire, et quelques archives léguées par Alfred Lepape, militant anarchiste de la région montoise. En tout, cela représente environ 200 boîtes d’archives.

Propos recueillis par Christophe, du groupe Ici & Maintenant (Belgique)

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