A
la librairie Livre ou verre – Passage de la Bourse, 6
(Charleroi)
C’est
l’histoire d’une
Commune anarchiste, fondée début du siècle
dernier dans un village de l’Alentejo rural du Portugal, à
une époque (la guerre 14-18) où le peuple, dans ce
pays, crève de faim et de misère. Elle réunit
des cordonniers et leurs familles, soudés par un même
esprit coopératif, partageant à parts égales le
fruit de leur travail.
En
quoi, et pourquoi cette expérience, pionnière, de
Commune anarchiste en Alentejo du début du siècle
dernier, est tellement riche en enseignements aujourd’hui, et
plus que jamais ?
Jean
Lemaître et le groupe Ici & Maintenant vous invitent à
le rencontre de cette expérience libertaire collective, à
travers, entre autres, la figure de l’’anarcho-communiste
Antonio Gonçalves qui fut l’initiateur de la Commune des
Lumières dans le village du Vale de Santiago.
Le
lieu : Livre ou verre, librairie indépendante et
conviviale qui propose des boissons et douceurs sucrées/salées
artisanales, locales et originales. Passage de la Bourse, 6 à
Charleroi
Je n'ai pas les mots pour dire
combien j'ai aimé le roman fleuve de cette jeune auteure
d'origine russe tatare, née à Kazan, ayant ensuite
étudié à l’École de cinéma
de Moscou, en s'y spécialisant dans l'art de la scénarisation.
L'action
se déroule entre 1930 et 1946 et décrit la vie de
souffrance et toute en contradictions de Zouleikha, paysanne tatare
de 25 ans (au début de l'histoire), analphabète, ne
parlant que quelques bribes de russe. Les Tatares forment en Russie
une très ancienne branche de la religion et culture
musulmanes. Ils croient en Allah, de façon curieusement
païenne. Par exemple, ils évitent de s'aventurer dans la
profonde forêt voisine, de peur que des esprits malins leur
jettent des mauvais sorts.
Début
des années ‘30: le régime stalinien renforce
(davantage encore) sa répression de toute dissidence. Dans la
région de Kazan, il s'acharne contre les Tatares, ces
"koulaks" qui refusent obstinément de rejoindre les
kolkhozes "communistes" (en réalité,
parangons de bureaucratie, d'autoritarisme et de capitalisme d’État),
en s'accrochant à leur lopin privé, et leur seule
richesse: trois vaches, deux moutons, une jument... Pour le pouvoir
en place, ce sont des nuisibles, une "espèce"
réactionnaire à éradiquer.
Des
agents de la sinistre Tchéka débarquent dans ces
villages tatars. A la force de leur fusil, ils arrachent ces paysans
à leur terre. Les jette dans des trains infects, pour les
déplacer tout au bout de la Sibérie, dans des
territoires vierges d'habitants et au climat si rude. On les appelle
des "délocalisés". Là où ils
aboutissent, ce n'est pas tout à fait les goulags (sommet de
l'horreur), car à l'intérieur de la zone attribuée,
les déplacés disposent d'un maigre espace de liberté.
Mais les conditions de vie et de travail n'en sont pas moins
insupportables.
La jeune Zouleikha, pourtant si frêle,
y survit. Et même, elle "ouvre les yeux" et découvre
de nouveaux modes relationnels et d'existence qui, paradoxalement, la
libèrent de ce qui l'emprisonnait dans son ancien village
tatare: un mari brutal, un horizon bouché. En cette colonie
sibérienne, au bord du fleuve Angora, au bout du monde,
Zouleika nourrit son esprit de ce qui l'entoure. Au contact de cette
tribu cosmopolite de réprouvés et dissidents de toutes
origines sociales et culturelles, la jeune Tatare abandonne certains
préjugés. Elle n'a plus peur de s'aventurer dans la
Taïga. Elle se découvre aussi en femme amoureuse, (enfin)
réceptive à toute la gamme des sentiments et au plaisir
physique.
Gouzel
Iakhina a eu un mal de chien à publier ce/son premier roman.
Certains éditeurs russes lui reprochaient de raviver ce passé
d'oppression de la Russie, qu'ils préfèrent voir passé
sous silence. D'autres, au contraire, ne supportaient pas que
l'écrivaine apporte des nuances sur ces années de
plomb.
Les
lecteurs en ont pensé autrement, et bien heureusement! En
effet, "Zouleikha ouvre les yeux" a finalement connu un
immense succès en Russie. Depuis, ce magnifique récit,
écrit d'une plume flamboyante, imagée, romantique, a
déjà été traduit en 20 langues....
Le
succès récompense les audacieux et audacieuses comme
Gouzel Iakhina, qui se gardent de tous les conformismes (y compris
littéraires). Et je m'en réjouis...
[Article paru initialement
dans le Monde Libertaire n° 1833 de novembre 2021]
Récemment,
nous sommes allés interviewer Jacques Gillen, archiviste et
responsable des fonds relatifs à l'anarchisme et au pacifisme
au Mundaneum de Mons. Centre d’archives, espace muséal,
lieu d’expositions, le Mundameum sous sa forme actuelle est le
dépositaire des collections de Paul Otlet et Henri La
Fontaine, connus entre autres pour avoir créé la
classification décimale universelle (CDU). Ces collections
brassent toute une série de sujets puisque leur ambition
était, à l’origine, très universaliste. Un
riche fonds anarchiste y est conservé. Et l’entretien a
effectivement duré 80 minutes.
Christophe (gr. Ici &
Maintenant) : Eh bien Jacques Gillen, vous nous racontez la
folle histoire de ce projet ?
Jacques Gillen :
Le point de départ du Mundaneum se situe en 1895. A cette
époque, Paul Otlet et Henri La Fontaine, tous deux avocats, et
passionnés de bibliographie, se sont rencontrés dans le
cabinet d’Edmond Picard. Ils ont collaboré avec ce
dernier sur un recueil bibliographique des publications juridiques.
Cela leur a donné l’idée de réaliser un
répertoire bibliographique universel. En 1895, ils créent
l’Office international de bibliographie (ce qui allait devenir
le Mundaneum) dont le premier objectif était de
développer ce répertoire à tous les domaines du
savoir humain. L’idée même de ce répertoire,
c’était de rassembler toutes les publications qui
avaient été publiées dans le monde entier, et ce
depuis la création de l’imprimerie. Et dans toutes les
langues. On est à la fin du XIXe siècle,
c’est encore envisageable… Même si à
l’époque, tout ce travail se faisait à la main
tout de même !… De nos jours, ce serait
complètement fou. Otlet et La Fontaine ont donc commencé
ce travail sur des fiches : ils ont imaginé un système
de fiches qui a été utilisé dans nombre de
bibliothèques. Ils ont également imaginé le
dispositif de meubles à tiroirs pour ranger ces fiches (voir
illustration) et enfin, ils ont conçu le système de
classification décimale universelle permettant de classer par
thématiques les fiches bibliographiques ou les publications.
Ce système de
classification se fonde sur le système décimal imaginé
par Melvil Dewey, un bibliothécaire américain, qui ne
correspondait cependant pas tout à fait avec ce que
souhaitaient Otlet et La Fontaine. Leur système est bien plus
complexe. Le principe du système de Dewey est de classer les
connaissances en dix catégories, numérotées de 0
à 9. Par exemple, toutes les publications qui ont trait à
l’histoire vont être rangées dans la catégorie
9. Chaque catégorie peut reprendre elle-même dix
sous-catégories (91, 92, …) et en affinant les nombres,
on peut définir de manière de plus en plus précise
le sujet d’un livre, d’un périodique ou d’une
autre publication. Otlet et La Fontaine ont développé
ce système en utilisant des combinaisons de signes de
ponctuation et de nombres, pour pouvoir ramasser des informations du
type : ce livre traite des abeilles, au Brésil, au XVIIIe
siècle et a été publié en Allemagne en
1950… (C’est un exemple !…)
CI&M : Voilà
donc la première étape de leur entreprise :
rassembler les références bibliographiques de toutes
les publications existantes…
JG : Oui. Mais ils
ont voulu aller plus loin en rassemblant physiquement les
connaissances du monde en un seul endroit… ! Du coup ils
se sont intéressés à la documentation. C’est
à ce titre que Paul Otlet est considéré comme un
des pères de cette discipline. Différentes
sous-sections ont été développées dans le
sillage du Mundaneum,
consacrées l’une à la presse, l’autre à
la photographie, ainsi qu’un répertoire universel de
documentation… Dans ce répertoire thématique,
les coupures de presse et différentes sortes de documents
étaient classées quasiment au jour le jour. Le but
était d’avoir une information mise à jour,
actualisée le plus possible, sur un sujet. Le projet s’est
étendu également à la dimension iconographique :
la collection a accueilli des affiches, des plaques de verre, des
cartes postales, etc. sur toute une série de sujets, le but
étant, je le rappelle, d’être le plus universel
possible… !
Pour cette entreprise, Otlet
et La Fontaine reçoivent un prix lors de l’Exposition
universelle de 1900. En 1910, ils créent un musée à
l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, ce
qui aura pour conséquence d’aboutir à
l’installation de leur entreprise dans le Palais du
Cinquantenaire. C’est donc là qu’ils installent
leur « Musée international », qui
devient peu après le « Palais Mondial-Mundaneum »
et qui rassemble tous les instituts qu’ils avaient créés
précédemment : Musée international de la
presse, Institut international de photographie, Office international
de bibliographie, Union des associations internationales…
Cette dernière, fondée en 1907, vise à offrir à
leur projet une dimension internationale, universaliste, d’un
point de vue un peu plus politique. Elle existe d’ailleurs
toujours actuellement.
CI&M : La
dimension internationale semble être au cœur de leurs
préoccupations…
JG : C’est
en effet une époque où l’internationalisme se
développe considérablement, favorisé en cela par
le développement des moyens de communication. L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre. Henri La Fontaine était
lui-même un pacifiste de premier plan. Il a d’ailleurs
reçu le Prix Nobel de la Paix en 1913, il a été
président du Bureau international de la Paix… Par
ailleurs, l’objectif ultime de Paul Otlet (plus que celui de La
Fontaine) était la création d’une Cité
mondiale. Il s’agissait de fonder une ville qui serait dédiée
à la connaissance, dont l’autorité serait placée
au-dessus de celle de la Société des Nations (SDN,
ancêtre de l’ONU, NDLR). C’était une
approche très positiviste. Très idéaliste aussi
sans doute… !
L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre.
Pour résumer, leur
projet originel devient de plus en plus ambitieux et revêt même
un caractère utopique. Et même un aspect politique,
puisqu’on dépasse le cadre de la bibliographie et de la
documentation pour avoir un impact sur la société, sur
le monde. La désillusion fut immense, évidemment,
puisque les deux têtes pensantes du projet eurent le malheur de
connaître les deux conflits mondiaux (La Fontaine s’éteint
en 1943, Otlet en 1944).
CI&M : La
Première Guerre mondiale a dû mettre un frein à
leur projet, on imagine.
JG : En effet. Le
Palais Mondial n’est
installé complètement au Parc du
Cinquantenaire qu’en 1920. Les années 20 constituent un
peu l’âge d’or du Mundaneum : Otlet et La
Fontaine ont pu s’installer dans un beau bâtiment, ils
reçoivent des subsides du gouvernement, et ils peuvent
développer leur projet de façon considérable et
ce jusqu’en 1934. C’est en effet à cette date que
le gouvernement décide de fermer le Mundaneum…
Probablement est-ce une part d’incompréhension par
rapport à la mise en œuvre du projet (qui s’intitule
« musée » mais n’en adopte pas les
codes, il s’agit d’avantage de présentations à
caractère pédagogique) mais aussi parce que le
pacifisme, en 1934, ne semble plus tellement à l’ordre
du jour… Au mieux, il génère un scepticisme poli
dans le chef des instances gouvernantes…
A partir de ce moment, le
musée est fermé, les collections sont inaccessibles.
Paul Otlet poursuit son activité à son domicile, avec
son équipe. C’est durant ces années qu’il
conçoit les plans d’une « Mondothèque »,
une sorte de meuble dont chacun pourrait disposer chez soi,
préfiguration de l’ordinateur ou de la tablette
numérique. La Mondothèque ne fut cependant jamais
construite par Paul Otlet. Une version en a été
réalisée à l’occasion de l’exposition
Renaissance 2.0 à Mons en 2021. En 1941, le Palais du
Cinquantenaire est réquisitionné par l’occupant
allemand. Du coup, les collections sont entreposées dans le
parc Léopold. Après l’âge d’or, l’âge
sombre… ! Commence en effet la période d’errance
du Mundaneum, qui va durer jusqu’en 1993. Toujours est-il
qu’après l’évacuation du Palais du
Cinquantenaire, une partie des collections va au pilon, une partie a
dû être perdue ou volée, suppose-t-on. Les
collections papiers sont stockées dans de très
mauvaises conditions, en termes de conservation. A partir de 1971,
les collections sont ballottées d’un endroit à
l’autre de Bruxelles. Elles avaient fini par atterrir dans un
parking souterrain, sous la Place Rogier… Enfin, en 1993, à
l’initiative des quelques personnalités du monde
politique, comme Elio di Rupo, originaire de la région
montoise, les collections trouvent place à Mons, dans le
bâtiment de l’Indépendance. Le lieu a été
aménagé et, depuis 1998, doté d’un espace
d’exposition dont la scénographie a été
conçue par François Schuiten et Benoît Peeters
(auteurs de bande-dessinée belges, notamment de la série
Les Cités obscures, NDLR). Dans les années 80,
les collections avaient été rachetées par la
Fédération Wallonie-Bruxelles, si bien qu’aujourd’hui,
l’actuel Mundaneum est reconnu comme centre d’archives de
la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique
(regroupant des archives privées et non émanant d’une
institution publique). Il abrite quelque 6 kilomètres courants
de documents (journaux, cartes postales, photographies, plaques de
verre, fonds d’archives, livres, brochures, etc.) Comme dit
plus haut, le Mundaneum s’est spécialisé dans les
fonds documentaires autour des trois thématiques citées
(féminisme, pacifisme, anarchisme). Il conserve également
les papiers personnels d’Otlet et La Fontaine.
CI&M : Comment
le projet a-t-il intégré la thématique
féministe ?
JG : La présence
du fonds de documentation féministe s’explique parce que
Henri La Fontaine était un des premiers féministes en
Belgique, depuis l’affaire Marie Popelin, en 1888 (première
femme docteure en droit de Belgique - les juridictions belges
refusèrent de lui faire prêter le serment d'avocat en
raison de son sexe, NDLR). Mais c’est aussi et principalement
parce que sa sœur, Léonie
La Fontaine, était très active au sein de la
Ligue belge pour le droit des femmes. Elle fut également
impliquée au sein du Mundaneum, prenant part à la
constitution du Répertoire bibliographique universel dès
ses prémisses et mettant en place l’Office central de
documentation féminine en 1909.
CI&M : C’est
à Otlet qu’on doit les innovations sur l’aspect
documentaire, disiez-vous ?
JG : Le travail
d’Otlet était assez visionnaire. On parle à
propos du Mundaneum d’un Internet de papier. Disons que c’est
un précurseur en ce qu’il a imaginé des moyens de
diffuser l’information et de la partager. Dans un texte de
1907, il écrit que dans le futur, tout le monde disposera d’un
petit téléphone qui lui permettra d’accéder
à de la connaissance… Dans les années 20, il a
l’idée des systèmes de vidéoconférence…
Il imagine un moyen de consulter à distance, depuis une
bibliothèque, un livre qui se trouve dans une autre
bibliothèque… Tout cela demeurera sur papier mais il a
conçu la possibilité de mettre en œuvre toutes
ces technologies que nous employons aujourd’hui en quelques
clics ! Il est également précurseur d’Internet
de par le système de classification qu’il met en place,
qui permet de faire toute une série de liens et préfigure
le lien hypertexte. D’ailleurs le
Répertoire bibliographique universel
représente en quelque sorte le premier moteur de recherche, de
papier certes, mais avec les moyens de l’époque, c’était
ce qu’il y avait de plus avancé. La mise en œuvre
de ce projet reposait sur des contacts avec un réseau
international assez important, des contacts avec des bibliothèques
du monde entier, comme par exemple celle de Rio de Janeiro. Cette
collaboration internationale faisait partie du projet. Aujourd’hui,
l’espace muséal permet de valoriser les collections en
organisant des expositions, tout en restant fidèles aux
valeurs des fondateurs, la paix et l’universalité.
Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières…
CI&M : Nous
avons parlé pacifisme, nous avons parlé féminisme…
Qu’en est-il de ce fonds de documentation anarchiste ?
JG : En fait, dans
les 20 et 30, l’un des collaborateurs d’Otlet n’était
autre que Hem Day (Marcel Dieu). Disons que c’était l’un
des contributeurs, parmi d’autres, qui ont pris part au projet,
de façon bénévole ou salariée. C’est
lui qui a constitué, sur base de ce qui existait déjà,
une collection sur l’anarchisme. Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières… Certaines collections ne se
trouvent qu’ici. On trouve également des brochures, des
cartes postales, des affiches, etc. Il existait déjà
des exemplaires des différentes revues puisque Otlet et La
Fontaine avaient la volonté en créant le Musée
international de la presse, de conserver au moins le premier et le
dernier numéro de toutes les publications périodiques…
du monde. Les journaux anarchistes en faisaient également
partie. Hem Day lui-même, qui tenait la librairie Aux joies
de l’esprit, collectait des collections dont il a fait don
au Mundaneum. A la mort de Hem Day, une partie de ses papiers
personnels ont été rassemblés dans le fonds
anarchiste. On peut ajouter à cela quelques archives de
l’Alliance libertaire, et quelques archives léguées
par Alfred Lepape, militant anarchiste de la région montoise.
En tout, cela représente environ 200 boîtes d’archives.
Propos recueillis par
Christophe, du groupe Ici & Maintenant (Belgique)
Maxime à la
guitare et au chant, R–Man à la guitare et EsGibt aux
machines et aux chœurs. C’est un trio devant lequel tu
ôtes ton galérien ou ta bâche. Une machine
musicale infernale : La Marmite. Dès qu’il s’y
met, il sort son flingot libertaire. Et pas du genre à se
déballonner. De l’électro,
du riff alternatif, de la boîte à rythme. Puis du texte.
Lorsque t’as fini l’écoute d’un album, ton
ciboulot se sent bien. T’as l’impression d’avoir
écouté
un épisode de « C’est pas sorcier » pour les
arsouilles anarchistes ! Avec EsGibt à la manœuvre
et
Sandro du groupe Ici & Maintenant (FA) pour recueillir le
bouillon.
Sandro :
Sur
l'album Le
Sang Bouillant,
on croise Jean-Baptiste Clément, Richepin, Rosa Holtz,
Brassens, Garcia Oliver et Durruti... On sent où on fout
les pieds !
EsGibt :
Il est vrai qu'il y a sur cet album 4 reprises sur 13 morceaux :
Giroflée Girofla (avec le texte antimilitariste et antiguerre
écrit en Allemagne par Rosa Holtz en 1935), La petite
Hirondelle (tel quel, en clin d'œil contre la propriété
privée), Les Philistins (le texte de Jean Richepin mis en
chanson par Georges Brassens). Et enfin une réinterprétation
électro-punkoïde de la Semaine sanglante, écrite
par Jean-Baptiste Clément après le massacre des
insurgés par les Versaillais sur les barricades de la Commune,
chanson que nous avons eu la grande émotion de chanter un jour
avec Francesca Sollevile, venue jouer au Cheval déchaîné,
notre petite salle de concerts, accompagnée par sa pianiste
fidèle, Nathalie Fortin. C'est Francesca, avec Mouloudji et
Mestral, qui enregistra en 1971 l'album « La commune en
chantant », chansons d'un spectacle du même nom
qu'ils portèrent à l'époque de nombreuses fois
sur les planches. Nous avons un peu adapté le morceau pour
qu'il s'intègre dans notre set, et nous avons changé la
dernière strophe de la Semaine sanglante en « A
quand la fin de la terreur, de la justice et du travail ? »,
au sens où le travail et la justice font partie de la société
marchande, du capital, dont il s'agit pour la révolution
sociale de se défaire à la racine.
A
ces 4 morceaux s'ajoute Golpe por Golpe (Coup pour coup) auquel tu
fais allusion car la voix qu'on y entend est celle d'un discours que
Garcia Oliver prononça en 1937 sur la tombe de Durruti
(extraite ici du film fort intéressant « Ortiz,
général sans dieu ni maître » réalisé
en 1996 de Ariel Camacho, Phil Casoar et Laurent Guyot). Comme nous
l'expliquons dans le livret du disque, Garcia Oliver parle là
avec justesse des groupes anarchistes Los Solidarios (1923) et
Nosotros (1931) dans lesquels il milita activement avec Durruti et
Ascaso, alors qu'au moment de prononcer ces mots, il est totalement
compromis en tant que l'un des 4 « ministres anarchistes »
dans le gouvernement républicain de Largo Caballero,
gouvernement opposé au mouvement révolutionnaire en
cours et soutenu par les dirigeants de la CNT, qui ont appelé
à renoncer à l'instauration du communisme libertaire au
profit (et c'est le cas de le dire) de la guerre antifasciste et du
productivisme industriel de guerre. Les recherches et publications du
collectif des « Giménologues » sont
assez passionnantes à ce sujet.
Comme
l'ont affirmé Los amigos de Durruti en 1937, « L'unité
antifasciste n'a été que la soumission à la
bourgeoisie... Pour battre Franco, il fallait battre Companys et
Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait écraser la
bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il
fallait détruire de fond en comble l’État
capitaliste (...).
L'apolitisme anarchiste a échoué ».
Dans Golpe por Golpe, nous jouons donc en quelque sorte le Garcia
Oliver révolutionnaire contre lui-même... On peut
rappeler par ailleurs que la France du Front Populaire ferma ses
frontières aux réfugiés espagnols, avant de les
parquer en dernier recours dans des camps infâmes où
beaucoup périront.
Cet
emprunt à l'anarchisme révolutionnaire en Espagne de
même que les reprises évoquées plus haut sont une
façon pour nous de nous relier à un fil historique
révolutionnaire, et de critique sociale, qui s'est exprimée
par les armes, par le texte, par la parole, par la chanson aussi.
Sur
l'album suivant, Travail-Famine-Patrouille, on trouve une reprise du
« standard » de René Binamé,
« Vocations », de même qu'une
réinterprétation des « Robots »
de Kraftwerk en « Robots-Citoyens-Soldats » et
d'un vieux standard belge de l'électro, « U-Men »,
adapté en langue wallonne, le dialecte de la partie
francophonisée de la Belgique. Le prochain album ne devrait
cette fois pas comprendre de reprise…
S :
Sur de
l'électro qui coudoie des sons venus tout droit du
rock alternatif. Deux grosses influences musicales?
EG :
Haaa on ne peut rien te cacher... Si l'on remonte un peu en arrière,
certains des premiers morceaux de La Marmite avaient existé
sous d'autres formes dans des formations antérieures de notre
chanteur, Maxime. Depuis 2012, on a fait évoluer la boîte
à rythme assez « Béru » des
débuts vers un son et des séquences plus électros,
avec des basses-synthés, des samples, et les claviers que je
joue en concert, et toujours les guitares bien sûr... Les
machines ne sont jamais que des outils, qui accompagnent d'ailleurs
assez bien une démarche musicalement « punk »
(d'où l'essor de l'électro-punk) : une énergie
assez brute peut être lancée (tout seul ou en groupe)
avec peu de matériel, énergie sur laquelle on pose le
reste. Le punk a frayé dès les années 80 avec
l'électro, en version dure ou version pop, et La Marmite se
situe dans cette filiation hybride.
Nos
morceaux sont clairement impulsés dans une optique de jeu en
concert, avec l'énergie qui peut s'y déployer, la
disto, les amplis (guitares et claviers). En même temps, que ce
soit avec le côté chanson comme avec le côté
exploration sonore ou que ce soit avec le côté plus
accessible comme avec le côté plus rugueux, industriel,
on taquine (ou l'on pervertit, c'est selon) gentiment les standards
du genre. Ce n'est pas propre à La Marmite, mais la manière
dont on le fait y donne son cachet particulier, je pense.
En
concert « ça envoie » de manière
jubilatoire, sonore et textuelle, mais toujours en se mettant en
position de connivence, pas juste pour « atomiser »
le public. Si la connivence devait foirer, le concert foirerait, ou
serait simplement « exécuté », au
double sens de « presté » et « tué ».
On a de la rage contre cette société marchande qui
s'oppose radicalement à notre humanité, aux besoins des
êtres vivants, mais les groupes « très fâchés
et très méchants » sur scène et sur
disque, je trouve cela un peu fatigant. Plutôt la connivence :
ce qui nous lie, contre ce qui nous détruit.
S :
En
juin 2018, sort le deuxième album: Travail
- Famine - Patrouille.
C'est prémonitoire comme truc ! En ces temps de
souricière sanitaire...
EG :
Ha, bonne question ! Évidemment, ce qui peut paraître
prémonitoire est surtout dû au fait que l’État
a été peu surprenant depuis l'apparition de ce
Covid-19. Au-delà des incohérences de gestion, c'est
quand même fondamentalement le « business as usual »
qui a été sauvé, de la production à la
finance en passant par la répression. Certains ont voulu y
voir un « retour de l’État » qui,
face à une pandémie, aurait repris la main au prix de
contraintes imposées à la machinerie économique.
L’État semble en effet parfois « faire face »
à l'économie, parce qu'il est censé assurer sur
le long terme le cadre (et la paix sociale) dans lequel pourra
continuer à se déployer la voracité du profit ;
il n'en reste pas moins un appendice de l'économie, au service
de celle-ci.
Face
à la pandémie, les courants souverainistes (de
droite comme de gauche, faut-il le rappeler), parfois très
virulents contre les gouvernements, réclament en fait plus
d’État « au service de la Nation »,
et voient dans l'internationalisation des gestions de crise
(notamment sanitaire) une dépossession de la souveraineté
nationale au service des multinationales, etc. Aussi loin qu'aille la
dénonciation des intérêts financiers colossaux en
jeu, c'est du vent si l'on laisse intouchable le mode de production
capitaliste lui-même, et l'exploitation. Aussi loin qu'aille la
dénonciation de la corruption, des conflits d'intérêts,
des politiques menées au service du profit (ce qui est une
réalité), c'est du vent si l'on ne s'en prend pas à
la politique elle-même, ce fossoyeur en chef des luttes.
A
ces aspects se sont ajoutés les questions de la santé,
de la science, de la médecine, sur laquelle la critique
révolutionnaire est en général bien faiblarde
voire très absente, et acculée, pour contrer le
discours dominant, à s'appuyer sur la parole de scientifiques
certes dissidents et ostracisés mais qui ne sont porteurs
d'aucune perspective d'émancipation réelle. Or c'était
sans doute l'une des premières choses à souligner :
lorsque l’État, les institutions sanitaires nous parlent
de notre santé, ils ont déjà un cadavre dans la
bouche... Et lorsque l’État profite du désastre
sanitaire (qu'il contribue sans cesse à produire et aggraver)
pour casser la vague de lutte internationale de 2019-2020, il empile
les cadavres de plus belle. Là aussi la critique radicale a à
se distinguer de la politique-fiction « alternative » :
l'opportunisme marchand et répressif qui s'organise (y compris
dans des instances officieuses, hors de vue) et se déchaîne
en lançant une soi-disant « mobilisation générale
contre le virus » ne signifie pas pour autant que tout
cela aurait été préparé et écrit
d'avance. Notre prochain album, intégralement écrit
durant cette période, sera assez marqué par tout
cela...
Pour
en revenir à « Travail-Famine-Patrouille »,
titre de notre dernier album et de sa plage titulaire, il nous est
venu d'un graffiti durant le mouvement contre la « Loi
travail » en France en 2016. Le thème du travail
est assez récurrent dans nos chansons, car c'est évidemment
le lieu de l'exploitation et de l'aliénation de nos vies, bien
au-delà du temps et de l'espace dédiés aux
heures payées…
Eugène Pottier est né
le 4 octobre 1816 à Paris. Ce nom te dit quelque chose ? Non ?
Et si on te dit : "C'est la lutte finale, groupons-nous et
demain..." Ah ! Je vois une petite lueur insurrectionnelle...
que dis-je : une grande flamme révolutionnaire illuminer ton
œil ! Le rapport avec l'Eugène ? Eh ben, pardi ! Il en
est l'auteur, de ce chant, de cet hymne, de cet étendard ! Et
comment donc t'est-ce que ça s'est produit ? On te raconte ça
en images !
Art
Chiviste, groupe Ici & Maintenant de la Fédération
Anarchiste