Notre
compagnon Jean Lemaître propose sur le site du groupe Ici &
Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste, une
série de chroniques littéraires.
Nous reproduisons ci-dessous le texte écrit par Jean en 2018
sur l’autobiographie d’Emma Goldman, à l’occasion
de la récente réédition de celle-ci au format
poche.
Lecture
anarchiste:
Emma Goldman,
« Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions »,
traduit
de l’anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss, L’Échappée,
2022
Ouille,
c’est une brique : 1095 pages grand format, bien serrées,
mais oh combien passionnantes. Je le confesse : je ne connaissais
rien d’Emma Goldman, excepté qu’elle fut une
grande figure de l’anarchisme international, à la
charnière des 19ème et 20ème siècle.
Alors
présent au premier mai au festival du livre « social et
alternatif » d’Arras, j’étais tombé
en arrêt devant un stand affichant ce gros livre joliment
cartonné à la couverture sobre, en rouge et noir.
Trente-cinq euros à débourser, j’ai hésité.
Mais au fond, ce n’est pas plus cher que cinq cigares "Roméo
et Juliette" (mes préférés), et un bouquin,
cela ne s’évanouit pas en volutes de fumée…
Bref, j’ai acheté le livre, cette autobiographie
costaude d’Emma Goldman, récemment éditée
par L’Échappée, et pour la première fois
disponible en français. Et j’en suis ravi.
Emma
Goldman est née en 1869, en Russie. Elle a seize ans lorsque
sa famille, victime de l’antisémitisme, est contrainte
d’émigrer aux Etats-Unis. De caractère rebelle,
la jeune fille refuse un mariage arrangé. Elle prend son
indépendance. Elle devient boulimique de lectures, s’alarme
de la misère de la classe ouvrière et se lie bientôt
avec nombre de militants révolutionnaires. Emma rencontre les
anarchistes au devant des combats sociaux, et elle adhère à
leur philosophie. Elle-même polyglotte, elle ne tarde pas à
devenir une oratrice charismatique, enflammant les auditoires
ouvriers et intellectuels. Ce qui lui vaut d’être traquée
par la police et de connaître de multiples emprisonnements. En
1917, elle est condamnée à une peine particulièrement
salée et est expédiée dans un pénitencier
du Missouri. Deux ans plus tard, à l’automne 1919, elle
est libérée sous caution, tandis que l’administration
lui impose ce choix : l’expulsion vers la Russie, son pays
d’origine, ou le retour en geôle !
En
réalité, Emma Goldman est enchantée de rejoindre
le « pays des soviets » (depuis octobre 1917) et
d’apporter sa contribution à la construction socialiste,
alors même que le nouveau régime bolchévique
vacille sous les assauts des armées conservatrices et des
troupes étrangères ayant envahi la Russie pour prêter
main forte aux « blancs ».
Fin
1919, l’anarchiste débarque en terre « rouge ».
La situation qu’elle y rencontre ne correspond pas à ce
qu’elle imaginait. Deux ans après la Révolution
d’octobre, tout semble en lambeaux. Le peuple, censé
être aux commandes, est affamé, délaissé.
Les travailleurs sont désillusionnés, pendant qu’une
armada de petits chefs s’octroient tous les droits. Emma
Goldman constate la corruption du régime, davantage préoccupé
de nourrir sa nomenklatura que de soigner son peuple. Emma observe.
Elle note. Elle questionne. Elle entend se forger une opinion par
elle-même. Mais elle refuse, aussi, de condamner publiquement
le régime car ce serait, pour elle, porter un coup de poignard
dans le dos du régime au moment où sa survie ne tient
plus qu’un à un fil.
Emma
Goldman s’obstine néanmoins. Elle voyage beaucoup dans
le vaste pays, et y découvre une évolution bien plus
terrible et profonde que celle qu’elle avait cru comprendre en
mettant le pied en Russie. Les idées généreuses
du départ ont été inversées, un régime
de terreur s’est mis en place. La Tcheka, police politique
créée par Lénine, se comporte comme un État
dans l’État. Elle emprisonne, torture et exécute
dans l’arbitraire le plus total. Ses premières victimes
sont les socio-révolutionnaires et les anarchistes qui avaient
pourtant, nombreux, soutenu auparavant la Révolution
d’octobre. Emma ne peut admettre ces « jésuites
du socialisme » (pontes bolchéviques) «
pour qui la fin justifie tous les moyens ». Elle a compris
que la révolution a été étouffée
et que le socialisme a été transformé en
capitalisme d’Etat autoritaire.
Les
écailles lui tombent définitivement des yeux lorsque,
en mars 1921, le couple Lénine-Trotsky réprime dans le
sang la révolte des marins de Crondstadt. Leur crime ?
Revendiquer le retour à l’esprit démocratique des
soviets, réclamer l’indépendance des syndicats,
demander la liberté d’opinions. Pour Emma Goldman, cette
fois la ligne rouge est franchie, d’autant que la guerre civile
s’est achevée par la victoire des bolcheviques et que
plus rien ne peut plus justifier ce « communisme de guerre »
où se jouent la vie et la mort et où l’on ne fait
pas dans la dentelle. La paix est revenue depuis plusieurs mois, et
plus que jamais la direction bolchévique réprime,
pratique l’arbitraire, se mue progressivement en système
totalitaire. Pour Emma Goldman, « la dictature du
prolétariat » s’est bel et bien transformée
en « dictature contre le prolétariat ».
Elle-même,
Emma, ne tarde pas à se sentir en danger et craint d’être
arrêtée à son tour par la Tcheka. Sa décision
est prise : contournant mille embûches, elle quitte la Russie,
qu’elle avait rejointe deux ans plus tôt, pour regagner
les Etats-Unis. Aux States, elle enchaîne à nouveau les
conférences, où elle ne concède rien à
ses convictions socialistes et libertaires, sans plus rien cacher de
la vérité en Russie.
Lorsqu’elle
prend la parole, Emma est chahutée, contestée, expulsée
parfois : non plus par la flicaille mais par des militants de
son propre camp restés dévots de la Russie. Pour ces
derniers, c’est simple, dichotomique : on ne peut critiquer la
Russie de Lénine sans faire le jeu du camp ennemi
réactionnaire ! N’est-il pas de pires sourds que ceux
qui ne veulent pas entendre ?
Au-delà
du témoignage précieux d’Emma Goldman, car direct
et rare (les morts n’ont pu parler), le remarquable dans son
cheminement en Russie, c’est son honnêteté et son
courage intellectuel, sa quête inlassable de vérité,
même si elle dérange ou bouscule sa propre subjectivité
de départ.
Comment
en définitive marier engagement et liberté de penser ?
La démarche exceptionnelle d’Emma me rappelle celle dont
avait fait preuve l’Anglais George Orwell, dans le récit
(repris dans son livre « Hommage à la Catalogne »)
lorsque que, s’étant engagé aux côtés
des brigades républicaines contre le coup d’Etat
fasciste de Franco, il se retrouve en 1937 à Barcelone, au
moment des affrontements armés et fratricides entre
communistes et anarchistes. À ce moment, Orwell se sent
littéralement paumé, écartelé entre sa
sympathie pour les travailleurs anarchistes et celle qu’il voue
aux communistes. À chaud, il ne tranche pas immédiatement,
il cherche à comprendre, il pratique le doute, qui n’est
en rien une neutralité ou une équidistance entre deux
pôles.
A
la librairie Livre ou verre – Passage de la Bourse, 6
(Charleroi)
C’est
l’histoire d’une
Commune anarchiste, fondée début du siècle
dernier dans un village de l’Alentejo rural du Portugal, à
une époque (la guerre 14-18) où le peuple, dans ce
pays, crève de faim et de misère. Elle réunit
des cordonniers et leurs familles, soudés par un même
esprit coopératif, partageant à parts égales le
fruit de leur travail.
En
quoi, et pourquoi cette expérience, pionnière, de
Commune anarchiste en Alentejo du début du siècle
dernier, est tellement riche en enseignements aujourd’hui, et
plus que jamais ?
Jean
Lemaître et le groupe Ici & Maintenant vous invitent à
le rencontre de cette expérience libertaire collective, à
travers, entre autres, la figure de l’’anarcho-communiste
Antonio Gonçalves qui fut l’initiateur de la Commune des
Lumières dans le village du Vale de Santiago.
Le
lieu : Livre ou verre, librairie indépendante et
conviviale qui propose des boissons et douceurs sucrées/salées
artisanales, locales et originales. Passage de la Bourse, 6 à
Charleroi
Après
la
découverte du Mundaneum de Mons, et en particulier de son
fonds documentaire anarchiste, nous
poursuivons notre entretien en compagnie de Jacques
Gillen. Historien, collaborateur
du
Centre d’histoire et de sociologie des gauches, il a travaillé
sur l’histoire de l’anarchisme belge, en particulier sur
la colonie L’Expérience,
fondée par Émile Chapelier et Eugène-Gaspard
Marin en 1905. Ce dernier avait tenu une sorte de journal de bord que
Jacques Gillen a pu consulter pour réaliser son mémoire.
Il a également eu l’opportunité de questionner la
seconde compagne d’Eugène-Gaspard Marin, âgée
de plus de 90 ans à l’époque. Nous avons souhaité
aborder avec lui la question de l’historiographie anarchiste en
Belgique.
Jacques
Gillen, en tant qu’historien, vous êtes l’auteur de
« Les anarchistes en Belgique »1.
Est-ce une impression ou les mouvements anarchistes belges n’ont
pas fait l’objet de nombreuses recherches du point de vue de
l’histoire et de l’histoire politique ?
Beaucoup
de choses ont été dites au sujet du mouvement
anarchiste en Belgique, jusqu’en 1914. Je fais bien entendu
allusion à l’ouvrage de Jan Moulaert, qui demeure une
référence en la matière. Il a réalisé
un travail très précieux. Par contre, pour la suite,
c’est beaucoup plus fragmenté… à part un
ou deux mémoires de fin d’étude (master) :
celui de Didier Karolinsky2
axé sur l’entre-deux guerres, et celui de Nicolas
Inghels3
[accessoirement, un
fidèle compagnon du groupe Ici & Maintenant ! NDLA]
qui couvre la période de 1945 à 1970. Ces deux mémoires
ne s’intéressent pas à tout le mouvement
anarchiste, ils ne sont pas publiés et mériteraient
d’être complétés. Bien que de qualité,
ces travaux restent parcellaires et, en outre, ils commencent à
dater. En-dehors de cela, il existe quelques articles épars,
mais c’est tout…
C’est
finalement un volet de l’histoire politique et sociale belge
assez peu traité, dirait-on…
Il
convient d’emblée de faire trois remarques. La première,
c’est la question des sources. Jusqu’en 1914, on est
relativement bien documenté, parce qu’il y a pas mal de
journaux anarchistes en Belgique, il y a les fameux dossiers de la
police, à Bruxelles et à Liège en particulier,
les dossiers des étrangers… Bref, il y a quand-même
matière à étudier le mouvement anarchiste belge,
notamment aussi grâce aux quelques fonds documentaires dont
nous disposons (comme ici, au Mundaneum). Par contre, à partir
de l’entre-deux guerres et encore plus à partir de 1945,
en termes de sources archivistiques, ça se réduit à
peau de chagrin !… D’abord parce qu’il y a
beaucoup moins de publications. En forçant le trait, disons
qu’en-dehors de Pensée
et action et
d’Alternative
libertaire, il y a
tout au plus quelques rares publications sporadiques. Bien-sûr,
nous disposons des archives de Hem Day, mais ce n’est pas
suffisant pour dresser un tableau complet de l’anarchisme en
Belgique. En Flandre, à ma connaissance, ce n’est pas
très différent.
La
deuxième remarque est liée à une tendance qui
voit le jour à l’issue de la Première Guerre
mondiale : lorsque le conflit éclate, le mouvement
anarchiste se divise. Il y a celles et ceux qui vont refuser la
guerre, quel que soit le prétexte, et d’autre part, il y
a celles et ceux qui vont prendre parti pour la guerre, afin de
lutter contre un impérialisme qui représente un danger
bien pire que la pseudo-démocratie parlementaire. Au sortir de
la guerre, le mouvement anarchiste est éclaté et il a
bien du mal à renaître de ses cendres. Il y a bien
quelques tentatives de regroupements qui ont lieu mais ces tentatives
ne sont jamais durables. Bref, il n’y a plus de mouvement
anarchiste organisé, fort, actif, comme il avait pu l’être
à certains moments avant 1914. Par ailleurs, peu avant la fin
de la Première Guerre, la Révolution russe éclate
et dans son sillage va naître le Parti Communiste. Le Parti
Communiste va désormais rallier beaucoup d’anarchistes.
L’effectif même des anarchistes diminue donc
considérablement durant l’entre-deux guerres. Resterait
la difficulté d’identifier les anarchistes infiltrés,
actifs au sein du mouvement syndical : leur nombre est
probablement impossible à chiffrer… Difficile également
de faire la part de ceux qui avaient un penchant révolutionnaire
et ceux qui étaient anarchistes conscients.
Après
1945, dans les années 60 et 70, il y a une résurgence
des idées libertaires, notamment avec mai 68 et ses
conséquences, l’influence du mouvement Provo (venu des
Pays-Bas)… Quelle est la part d’anarchisme dans l’un
et l’autre cas, on pourrait en discuter… En tout cas,
ces phénomènes sont plutôt limités dans le
temps et seul le journal Alternative
Libertaire aura une
activité vraiment pérenne, durant 30 ans, de 1975 à
2005.
Il
y a d’ailleurs eu un groupe de la FA qui a porté ce nom,
en marge du journal, de 2000 à 2007 environs. On pourrait
presque dire qu’il y a une « génération
Alternative Libertaire » en Belgique, qui a eu
connaissance de l’anarchisme par les publications et les
affiches de ce journal.
Sans
doute, oui ! En tout cas, c’est une des seules sources un
peu durables dont nous disposons après la Seconde Guerre
mondiale.
On
pourrait presque dire, en forçant le trait, qu’en
Belgique, il y a des anarchistes mais pas de mouvement anarchiste…
Oui,
et c’est assez vrai même avant la Première Guerre,
période durant laquelle le mouvement anarchiste belge est le
plus fort (toute proportion gardée), et même si le
mouvement anarchiste était bien présent jusqu’en
1914 et conservait une certaine influence dans le milieu ouvrier. Cet
ancrage ouvrier, on continue de le trouver dans l’entre-deux
guerres au sein du syndicalisme révolutionnaire. On peut
supposer qu’au sein des différentes tendances du Parti
Communiste, les anarchistes ont dans certains cas réussi à
infléchir la tendance plus révolutionnaire !…
Mais après la Première Guerre mondiale, on ne
retrouvera plus cette capacité à rassembler des
centaines de personnes au cours de meetings anarchistes. Il y en a eu
beaucoup avant 1914, à Bruxelles, à Liège, à
Verviers. Les anarchistes avaient une certaine popularité, à
n’en pas douter !
Les
anarchistes belges semblent avoir eu du mal à s’organiser
à grande échelle après la Première
Guerre…
Il
y a bien eu quelques tentatives entre les deux guerres mais rien n’a
abouti. Au demeurant, ce fut aussi le cas durant cet « âge
d’or » d’avant 1914 !… Les
tentatives pour s’organiser selon une structure fédérale
n’ont tenu que quelques années, au mieux. Très
vite, des conflits d’intérêt ou des divergences de
point de vue ont ruiné les efforts des groupes anarchistes de
se rassembler en fédération. Dans le cas de Georges
Thonar, par exemple, il y a aussi une dimension de conflits
interpersonnels qui vient s’ajouter. Sa volonté tenace
de fonder une organisation anarchiste a éveillé la
méfiance, pour ne pas dire davantage, de nombre de compagnons
anarchistes. Beaucoup de ces figures demeurent assez méconnues,
même si Thonar, Émile Chapelier (l’un des
fondateurs de la colonie L’Expérience) et surtout Hem
Day, sont assez emblématiques.
Jacques
Gillen, vous évoquiez au début de l’interview
trois remarques à faire expliquant le faible traitement du
mouvement anarchiste en Belgique… Nous en avons évoqué
deux. Quelle est la troisième ?
Eh
bien c’est tout simplement le manque d’intérêt
des historiens ou des facultés pour ce type de sujet. Il y a
eu une période où l’histoire des gauches était
en vogue mais cela tend à disparaître. Encore que ce ne
soit pas aussi global : les universités de Liège
et de Gand restent très actives sur ce sujet. L’ULB, en
revanche,
est beaucoup
moins active qu’auparavant sur ce terrain de recherche. Et
toujours est-il que ce sont les facultés d’Histoire qui
suscitent les sujets sur lesquels on travaille.
On
pourrait également se questionner sur un éventuel
intérêt du public pour ce sujet. Ce n’est pas
évident à cerner même si, en réalité,
je pense qu’une histoire de l’anarchisme en Belgique
pourrait rencontrer un certain succès. On peut observer un
retour de certaines idées « anarchistes »
(avec de gros guillemets !…) : des initiatives à
caractère collectif, égalitaire, coopératif…
Sans être proprement anarchistes, elles manifestent tout de
même une proximité avec les idées libertaires, la
plupart du temps sans le savoir. En tout cas, il y aurait un gros
travail à faire pour démonter les stéréotypes,
qui ont la peau dure, de l’anarchiste violent et opposé
à toute forme d’organisation. Pour ce qui est de
favoriser l’accès du public à ce type
d’information, le Maitron en ligne est accessible intégralement
et gratuitement. Je collabore d’ailleurs à la partie
traitant plus spécifiquement de l’anarchisme en
Belgique, le DBMOB (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en
Belgique).
Propos
Recueillis par Christophe, du groupe Ici & Maintenant
1Jacques
Gillen, « Les anarchistes en Belgique », in
Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays
prospère: l'extrême gauche en Belgique et au Canada,
Peter Lang, Collection Études Canadiennes, Canadian Studies,
volume 6, 2007, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New
York, Oxford, Wien, 2007
2Didier
Karolinski, Le mouvement anarchiste en Wallonie et à
Bruxelles, mémoire de licence, Université de
Liège, 1983
3Nicolas
Inghels, Le mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945
à 1970, Mémoire de licence en Histoire
contemporaine, sous la direction de José Gotovitch,
Université libre de Bruxelles, 2002
Lectures
anarchistes • Victor
Serge,
le révolté permanent
Notre
compagnon Jean Lemaître propose sur le site du groupe Ici &
Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste, une
série de chroniques littéraires que nous allons égrener
au cours des mois prochains.
Lecture
anarchiste : Victor
Serge,« Mémoires d’un
révolutionnaire (1905-1945) », Éditions
Lux, 2017
Pas
de socialisme sans respect des libertés et des droits humains
fondamentaux !
Cela
faisait déjà un certain temps que j'avais entendu
parler de ce militant, sans jamais approfondir. Alors, pour faire
plus ample connaissance, j'ai commencé par ses mémoires.
J'en
sors émerveillé : tant de sincérité
dans le récit, de témoignages inédits, de
fidélité à ses idées, d'engagement lucide
et critique, de courage personnel.
Fils
d'émigré russe ayant fui la dictature tsariste, Victor
Serge est né à Bruxelles en 1890. Autodidacte, féru
de lectures, curieux de tout, fibre sociale chevillée au
corps, assoiffé d'action, il épouse le camp anarchiste.
Il exerce tous les métiers. Part en France. Y fait de la
prison. Libéré en 1919, il rejoint la Russie
bolchevique, au pire moment, en pleine guerre civile, alors que le
pouvoir révolutionnaire vacille sous les assauts des armées
« blanches ».
Victor
Serge ne tergiverse pas. Se réunir sur l'essentiel, tel est
son credo. C''est ainsi qu'il prend lui-même les armes et
accède ensuite à d'importantes responsabilités
au sein du Komintern. Et va déchanter. Il s'inquiète
des excès de la Tcheka, la police extrajudiciaire, créée
avec la bénédiction de Lénine, qui exécute
à tours de bras. Il s'insurge contre la répression
sanglante des marins anarchistes de Cronstadt, menée de main
de fer par Trotski.
Les
bolcheviques ont vaincu. La paix est recouvrée. Mais pourquoi
diable le nouveau pouvoir multiplie-t-il les exactions, réprime-t-il
de plus belle toute dissidence, qu'elle émane des anarchistes,
des mencheviks, des sociaux-révolutionnaires et bientôt
des rangs même des bolcheviques ? La redoutable Guépéou
a succédé à la Tcheka. La répression
gagne chaque jour en intensité. L'autoritarisme se muant en
totalitarisme.
Lui-même,
Victor Serge devient un paria. Un temps, il se solidarise avec
Trotski, qui réclame plus de démocratie, et ne doit son
salut qu'à l'exil. Mais Victor Serge ne tarde pas à se
distancier du "Vieux", pour ses excès dirigistes et
son propre sectarisme. C'était inévitable. Serge est
arrêté, rudement interrogé. Il ne cède
rien. Il est déporté dans l'extrême-Est
soviétique. Sa chance ? En 1935, tournant stratégique
de l'Internationale communiste, Moscou cherche à sortir de son
isolement diplomatique et, tandis que la terreur atteint un degré
inégalé en URSS, l'Union soviétique fait patte
de velours auprès des démocraties bourgeoises
occidentales.
En
France et en Belgique, des voix, et non des moindres - Émile
Vandervelde en tête - exigent et obtiennent, presque un
miracle, la libération de Victor Serge, lequel, après
une escale en Belgique et en France, où il est vilipendé
de toutes parts, par les staliniens, par la droite réactionnaire,
choisit l'exil au Mexique.
Victor
Serge constate : « Quelle que soit la valeur
scientifique d'une doctrine, du moment qu'elle devient
gouvernementale, les intérêts de l’État ne
lui permettent plus l'investigation désintéressée,
et son assurance scientifique même la conduit (...) à se
soustraire à la critique par les méthodes de la pensée
dirigée, qui est davantage la pensée étouffée ».
Tout est dit. Un homme à part, un homme clairvoyant et
conséquent, un homme rare. Aux convictions plus que jamais
actuelles !
[Article paru initialement
dans le Monde Libertaire n° 1833 de novembre 2021]
Récemment,
nous sommes allés interviewer Jacques Gillen, archiviste et
responsable des fonds relatifs à l'anarchisme et au pacifisme
au Mundaneum de Mons. Centre d’archives, espace muséal,
lieu d’expositions, le Mundameum sous sa forme actuelle est le
dépositaire des collections de Paul Otlet et Henri La
Fontaine, connus entre autres pour avoir créé la
classification décimale universelle (CDU). Ces collections
brassent toute une série de sujets puisque leur ambition
était, à l’origine, très universaliste. Un
riche fonds anarchiste y est conservé. Et l’entretien a
effectivement duré 80 minutes.
Christophe (gr. Ici &
Maintenant) : Eh bien Jacques Gillen, vous nous racontez la
folle histoire de ce projet ?
Jacques Gillen :
Le point de départ du Mundaneum se situe en 1895. A cette
époque, Paul Otlet et Henri La Fontaine, tous deux avocats, et
passionnés de bibliographie, se sont rencontrés dans le
cabinet d’Edmond Picard. Ils ont collaboré avec ce
dernier sur un recueil bibliographique des publications juridiques.
Cela leur a donné l’idée de réaliser un
répertoire bibliographique universel. En 1895, ils créent
l’Office international de bibliographie (ce qui allait devenir
le Mundaneum) dont le premier objectif était de
développer ce répertoire à tous les domaines du
savoir humain. L’idée même de ce répertoire,
c’était de rassembler toutes les publications qui
avaient été publiées dans le monde entier, et ce
depuis la création de l’imprimerie. Et dans toutes les
langues. On est à la fin du XIXe siècle,
c’est encore envisageable… Même si à
l’époque, tout ce travail se faisait à la main
tout de même !… De nos jours, ce serait
complètement fou. Otlet et La Fontaine ont donc commencé
ce travail sur des fiches : ils ont imaginé un système
de fiches qui a été utilisé dans nombre de
bibliothèques. Ils ont également imaginé le
dispositif de meubles à tiroirs pour ranger ces fiches (voir
illustration) et enfin, ils ont conçu le système de
classification décimale universelle permettant de classer par
thématiques les fiches bibliographiques ou les publications.
Ce système de
classification se fonde sur le système décimal imaginé
par Melvil Dewey, un bibliothécaire américain, qui ne
correspondait cependant pas tout à fait avec ce que
souhaitaient Otlet et La Fontaine. Leur système est bien plus
complexe. Le principe du système de Dewey est de classer les
connaissances en dix catégories, numérotées de 0
à 9. Par exemple, toutes les publications qui ont trait à
l’histoire vont être rangées dans la catégorie
9. Chaque catégorie peut reprendre elle-même dix
sous-catégories (91, 92, …) et en affinant les nombres,
on peut définir de manière de plus en plus précise
le sujet d’un livre, d’un périodique ou d’une
autre publication. Otlet et La Fontaine ont développé
ce système en utilisant des combinaisons de signes de
ponctuation et de nombres, pour pouvoir ramasser des informations du
type : ce livre traite des abeilles, au Brésil, au XVIIIe
siècle et a été publié en Allemagne en
1950… (C’est un exemple !…)
CI&M : Voilà
donc la première étape de leur entreprise :
rassembler les références bibliographiques de toutes
les publications existantes…
JG : Oui. Mais ils
ont voulu aller plus loin en rassemblant physiquement les
connaissances du monde en un seul endroit… ! Du coup ils
se sont intéressés à la documentation. C’est
à ce titre que Paul Otlet est considéré comme un
des pères de cette discipline. Différentes
sous-sections ont été développées dans le
sillage du Mundaneum,
consacrées l’une à la presse, l’autre à
la photographie, ainsi qu’un répertoire universel de
documentation… Dans ce répertoire thématique,
les coupures de presse et différentes sortes de documents
étaient classées quasiment au jour le jour. Le but
était d’avoir une information mise à jour,
actualisée le plus possible, sur un sujet. Le projet s’est
étendu également à la dimension iconographique :
la collection a accueilli des affiches, des plaques de verre, des
cartes postales, etc. sur toute une série de sujets, le but
étant, je le rappelle, d’être le plus universel
possible… !
Pour cette entreprise, Otlet
et La Fontaine reçoivent un prix lors de l’Exposition
universelle de 1900. En 1910, ils créent un musée à
l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, ce
qui aura pour conséquence d’aboutir à
l’installation de leur entreprise dans le Palais du
Cinquantenaire. C’est donc là qu’ils installent
leur « Musée international », qui
devient peu après le « Palais Mondial-Mundaneum »
et qui rassemble tous les instituts qu’ils avaient créés
précédemment : Musée international de la
presse, Institut international de photographie, Office international
de bibliographie, Union des associations internationales…
Cette dernière, fondée en 1907, vise à offrir à
leur projet une dimension internationale, universaliste, d’un
point de vue un peu plus politique. Elle existe d’ailleurs
toujours actuellement.
CI&M : La
dimension internationale semble être au cœur de leurs
préoccupations…
JG : C’est
en effet une époque où l’internationalisme se
développe considérablement, favorisé en cela par
le développement des moyens de communication. L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre. Henri La Fontaine était
lui-même un pacifiste de premier plan. Il a d’ailleurs
reçu le Prix Nobel de la Paix en 1913, il a été
président du Bureau international de la Paix… Par
ailleurs, l’objectif ultime de Paul Otlet (plus que celui de La
Fontaine) était la création d’une Cité
mondiale. Il s’agissait de fonder une ville qui serait dédiée
à la connaissance, dont l’autorité serait placée
au-dessus de celle de la Société des Nations (SDN,
ancêtre de l’ONU, NDLR). C’était une
approche très positiviste. Très idéaliste aussi
sans doute… !
L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre.
Pour résumer, leur
projet originel devient de plus en plus ambitieux et revêt même
un caractère utopique. Et même un aspect politique,
puisqu’on dépasse le cadre de la bibliographie et de la
documentation pour avoir un impact sur la société, sur
le monde. La désillusion fut immense, évidemment,
puisque les deux têtes pensantes du projet eurent le malheur de
connaître les deux conflits mondiaux (La Fontaine s’éteint
en 1943, Otlet en 1944).
CI&M : La
Première Guerre mondiale a dû mettre un frein à
leur projet, on imagine.
JG : En effet. Le
Palais Mondial n’est
installé complètement au Parc du
Cinquantenaire qu’en 1920. Les années 20 constituent un
peu l’âge d’or du Mundaneum : Otlet et La
Fontaine ont pu s’installer dans un beau bâtiment, ils
reçoivent des subsides du gouvernement, et ils peuvent
développer leur projet de façon considérable et
ce jusqu’en 1934. C’est en effet à cette date que
le gouvernement décide de fermer le Mundaneum…
Probablement est-ce une part d’incompréhension par
rapport à la mise en œuvre du projet (qui s’intitule
« musée » mais n’en adopte pas les
codes, il s’agit d’avantage de présentations à
caractère pédagogique) mais aussi parce que le
pacifisme, en 1934, ne semble plus tellement à l’ordre
du jour… Au mieux, il génère un scepticisme poli
dans le chef des instances gouvernantes…
A partir de ce moment, le
musée est fermé, les collections sont inaccessibles.
Paul Otlet poursuit son activité à son domicile, avec
son équipe. C’est durant ces années qu’il
conçoit les plans d’une « Mondothèque »,
une sorte de meuble dont chacun pourrait disposer chez soi,
préfiguration de l’ordinateur ou de la tablette
numérique. La Mondothèque ne fut cependant jamais
construite par Paul Otlet. Une version en a été
réalisée à l’occasion de l’exposition
Renaissance 2.0 à Mons en 2021. En 1941, le Palais du
Cinquantenaire est réquisitionné par l’occupant
allemand. Du coup, les collections sont entreposées dans le
parc Léopold. Après l’âge d’or, l’âge
sombre… ! Commence en effet la période d’errance
du Mundaneum, qui va durer jusqu’en 1993. Toujours est-il
qu’après l’évacuation du Palais du
Cinquantenaire, une partie des collections va au pilon, une partie a
dû être perdue ou volée, suppose-t-on. Les
collections papiers sont stockées dans de très
mauvaises conditions, en termes de conservation. A partir de 1971,
les collections sont ballottées d’un endroit à
l’autre de Bruxelles. Elles avaient fini par atterrir dans un
parking souterrain, sous la Place Rogier… Enfin, en 1993, à
l’initiative des quelques personnalités du monde
politique, comme Elio di Rupo, originaire de la région
montoise, les collections trouvent place à Mons, dans le
bâtiment de l’Indépendance. Le lieu a été
aménagé et, depuis 1998, doté d’un espace
d’exposition dont la scénographie a été
conçue par François Schuiten et Benoît Peeters
(auteurs de bande-dessinée belges, notamment de la série
Les Cités obscures, NDLR). Dans les années 80,
les collections avaient été rachetées par la
Fédération Wallonie-Bruxelles, si bien qu’aujourd’hui,
l’actuel Mundaneum est reconnu comme centre d’archives de
la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique
(regroupant des archives privées et non émanant d’une
institution publique). Il abrite quelque 6 kilomètres courants
de documents (journaux, cartes postales, photographies, plaques de
verre, fonds d’archives, livres, brochures, etc.) Comme dit
plus haut, le Mundaneum s’est spécialisé dans les
fonds documentaires autour des trois thématiques citées
(féminisme, pacifisme, anarchisme). Il conserve également
les papiers personnels d’Otlet et La Fontaine.
CI&M : Comment
le projet a-t-il intégré la thématique
féministe ?
JG : La présence
du fonds de documentation féministe s’explique parce que
Henri La Fontaine était un des premiers féministes en
Belgique, depuis l’affaire Marie Popelin, en 1888 (première
femme docteure en droit de Belgique - les juridictions belges
refusèrent de lui faire prêter le serment d'avocat en
raison de son sexe, NDLR). Mais c’est aussi et principalement
parce que sa sœur, Léonie
La Fontaine, était très active au sein de la
Ligue belge pour le droit des femmes. Elle fut également
impliquée au sein du Mundaneum, prenant part à la
constitution du Répertoire bibliographique universel dès
ses prémisses et mettant en place l’Office central de
documentation féminine en 1909.
CI&M : C’est
à Otlet qu’on doit les innovations sur l’aspect
documentaire, disiez-vous ?
JG : Le travail
d’Otlet était assez visionnaire. On parle à
propos du Mundaneum d’un Internet de papier. Disons que c’est
un précurseur en ce qu’il a imaginé des moyens de
diffuser l’information et de la partager. Dans un texte de
1907, il écrit que dans le futur, tout le monde disposera d’un
petit téléphone qui lui permettra d’accéder
à de la connaissance… Dans les années 20, il a
l’idée des systèmes de vidéoconférence…
Il imagine un moyen de consulter à distance, depuis une
bibliothèque, un livre qui se trouve dans une autre
bibliothèque… Tout cela demeurera sur papier mais il a
conçu la possibilité de mettre en œuvre toutes
ces technologies que nous employons aujourd’hui en quelques
clics ! Il est également précurseur d’Internet
de par le système de classification qu’il met en place,
qui permet de faire toute une série de liens et préfigure
le lien hypertexte. D’ailleurs le
Répertoire bibliographique universel
représente en quelque sorte le premier moteur de recherche, de
papier certes, mais avec les moyens de l’époque, c’était
ce qu’il y avait de plus avancé. La mise en œuvre
de ce projet reposait sur des contacts avec un réseau
international assez important, des contacts avec des bibliothèques
du monde entier, comme par exemple celle de Rio de Janeiro. Cette
collaboration internationale faisait partie du projet. Aujourd’hui,
l’espace muséal permet de valoriser les collections en
organisant des expositions, tout en restant fidèles aux
valeurs des fondateurs, la paix et l’universalité.
Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières…
CI&M : Nous
avons parlé pacifisme, nous avons parlé féminisme…
Qu’en est-il de ce fonds de documentation anarchiste ?
JG : En fait, dans
les 20 et 30, l’un des collaborateurs d’Otlet n’était
autre que Hem Day (Marcel Dieu). Disons que c’était l’un
des contributeurs, parmi d’autres, qui ont pris part au projet,
de façon bénévole ou salariée. C’est
lui qui a constitué, sur base de ce qui existait déjà,
une collection sur l’anarchisme. Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières… Certaines collections ne se
trouvent qu’ici. On trouve également des brochures, des
cartes postales, des affiches, etc. Il existait déjà
des exemplaires des différentes revues puisque Otlet et La
Fontaine avaient la volonté en créant le Musée
international de la presse, de conserver au moins le premier et le
dernier numéro de toutes les publications périodiques…
du monde. Les journaux anarchistes en faisaient également
partie. Hem Day lui-même, qui tenait la librairie Aux joies
de l’esprit, collectait des collections dont il a fait don
au Mundaneum. A la mort de Hem Day, une partie de ses papiers
personnels ont été rassemblés dans le fonds
anarchiste. On peut ajouter à cela quelques archives de
l’Alliance libertaire, et quelques archives léguées
par Alfred Lepape, militant anarchiste de la région montoise.
En tout, cela représente environ 200 boîtes d’archives.
Propos recueillis par
Christophe, du groupe Ici & Maintenant (Belgique)