Ici et maintenant

Groupe belge de la Fédération anarchiste

Lectures anarchistes • Emma Goldman, sa vie de révolutionnaire, en poche

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Notre compagnon Jean Lemaître propose sur le site du groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste, une série de chroniques littéraires. Nous reproduisons ci-dessous le texte écrit par Jean en 2018 sur l’autobiographie d’Emma Goldman, à l’occasion de la récente réédition de celle-ci au format poche.

Lecture anarchiste : Emma Goldman, « Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions », traduit de l’anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss, L’Échappée, 2022

Ouille, c’est une brique : 1095 pages grand format, bien serrées, mais oh combien passionnantes. Je le confesse : je ne connaissais rien d’Emma Goldman, excepté qu’elle fut une grande figure de l’anarchisme international, à la charnière des 19ème et 20ème siècle.

Alors présent au premier mai au festival du livre « social et alternatif » d’Arras, j’étais tombé en arrêt devant un stand affichant ce gros livre joliment cartonné à la couverture sobre, en rouge et noir. Trente-cinq euros à débourser, j’ai hésité. Mais au fond, ce n’est pas plus cher que cinq cigares "Roméo et Juliette" (mes préférés), et un bouquin, cela ne s’évanouit pas en volutes de fumée… Bref, j’ai acheté le livre, cette autobiographie costaude d’Emma Goldman, récemment éditée par L’Échappée, et pour la première fois disponible en français. Et j’en suis ravi.

Emma Goldman est née en 1869, en Russie. Elle a seize ans lorsque sa famille, victime de l’antisémitisme, est contrainte d’émigrer aux Etats-Unis. De caractère rebelle, la jeune fille refuse un mariage arrangé. Elle prend son indépendance. Elle devient boulimique de lectures, s’alarme de la misère de la classe ouvrière et se lie bientôt avec nombre de militants révolutionnaires. Emma rencontre les anarchistes au devant des combats sociaux, et elle adhère à leur philosophie. Elle-même polyglotte, elle ne tarde pas à devenir une oratrice charismatique, enflammant les auditoires ouvriers et intellectuels. Ce qui lui vaut d’être traquée par la police et de connaître de multiples emprisonnements. En 1917, elle est condamnée à une peine particulièrement salée et est expédiée dans un pénitencier du Missouri. Deux ans plus tard, à l’automne 1919, elle est libérée sous caution, tandis que l’administration lui impose ce choix : l’expulsion vers la Russie, son pays d’origine, ou le retour en geôle !

En réalité, Emma Goldman est enchantée de rejoindre le « pays des soviets » (depuis octobre 1917) et d’apporter sa contribution à la construction socialiste, alors même que le nouveau régime bolchévique vacille sous les assauts des armées conservatrices et des troupes étrangères ayant envahi la Russie pour prêter main forte aux « blancs ».

Fin 1919, l’anarchiste débarque en terre « rouge ». La situation qu’elle y rencontre ne correspond pas à ce qu’elle imaginait. Deux ans après la Révolution d’octobre, tout semble en lambeaux. Le peuple, censé être aux commandes, est affamé, délaissé. Les travailleurs sont désillusionnés, pendant qu’une armada de petits chefs s’octroient tous les droits. Emma Goldman constate la corruption du régime, davantage préoccupé de nourrir sa nomenklatura que de soigner son peuple. Emma observe. Elle note. Elle questionne. Elle entend se forger une opinion par elle-même. Mais elle refuse, aussi, de condamner publiquement le régime car ce serait, pour elle, porter un coup de poignard dans le dos du régime au moment où sa survie ne tient plus qu’un à un fil.

Emma Goldman s’obstine néanmoins. Elle voyage beaucoup dans le vaste pays, et y découvre une évolution bien plus terrible et profonde que celle qu’elle avait cru comprendre en mettant le pied en Russie. Les idées généreuses du départ ont été inversées, un régime de terreur s’est mis en place. La Tcheka, police politique créée par Lénine, se comporte comme un État dans l’État. Elle emprisonne, torture et exécute dans l’arbitraire le plus total. Ses premières victimes sont les socio-révolutionnaires et les anarchistes qui avaient pourtant, nombreux, soutenu auparavant la Révolution d’octobre. Emma ne peut admettre ces « jésuites du socialisme » (pontes bolchéviques) « pour qui la fin justifie tous les moyens ». Elle a compris que la révolution a été étouffée et que le socialisme a été transformé en capitalisme d’Etat autoritaire.

Les écailles lui tombent définitivement des yeux lorsque, en mars 1921, le couple Lénine-Trotsky réprime dans le sang la révolte des marins de Crondstadt. Leur crime ? Revendiquer le retour à l’esprit démocratique des soviets, réclamer l’indépendance des syndicats, demander la liberté d’opinions. Pour Emma Goldman, cette fois la ligne rouge est franchie, d’autant que la guerre civile s’est achevée par la victoire des bolcheviques et que plus rien ne peut plus justifier ce « communisme de guerre » où se jouent la vie et la mort et où l’on ne fait pas dans la dentelle. La paix est revenue depuis plusieurs mois, et plus que jamais la direction bolchévique réprime, pratique l’arbitraire, se mue progressivement en système totalitaire. Pour Emma Goldman, « la dictature du prolétariat » s’est bel et bien transformée en « dictature contre le prolétariat ».

Elle-même, Emma, ne tarde pas à se sentir en danger et craint d’être arrêtée à son tour par la Tcheka. Sa décision est prise : contournant mille embûches, elle quitte la Russie, qu’elle avait rejointe deux ans plus tôt, pour regagner les Etats-Unis. Aux States, elle enchaîne à nouveau les conférences, où elle ne concède rien à ses convictions socialistes et libertaires, sans plus rien cacher de la vérité en Russie.

Lorsqu’elle prend la parole, Emma est chahutée, contestée, expulsée parfois : non plus par la flicaille mais par des militants de son propre camp restés dévots de la Russie. Pour ces derniers, c’est simple, dichotomique : on ne peut critiquer la Russie de Lénine sans faire le jeu du camp ennemi réactionnaire ! N’est-il pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre ?

Au-delà du témoignage précieux d’Emma Goldman, car direct et rare (les morts n’ont pu parler), le remarquable dans son cheminement en Russie, c’est son honnêteté et son courage intellectuel, sa quête inlassable de vérité, même si elle dérange ou bouscule sa propre subjectivité de départ.

Comment en définitive marier engagement et liberté de penser ? La démarche exceptionnelle d’Emma me rappelle celle dont avait fait preuve l’Anglais George Orwell, dans le récit (repris dans son livre « Hommage à la Catalogne ») lorsque que, s’étant engagé aux côtés des brigades républicaines contre le coup d’Etat fasciste de Franco, il se retrouve en 1937 à Barcelone, au moment des affrontements armés et fratricides entre communistes et anarchistes. À ce moment, Orwell se sent littéralement paumé, écartelé entre sa sympathie pour les travailleurs anarchistes et celle qu’il voue aux communistes. À chaud, il ne tranche pas immédiatement, il cherche à comprendre, il pratique le doute, qui n’est en rien une neutralité ou une équidistance entre deux pôles.

Jean Lemaître

https://jeanlemaitre.com

Lectures anarchistes • Les vieux fourneaux chiliens de Luis Sepulveda

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Notre compagnon Jean Lemaître propose sur le site du groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste, une série de chroniques littéraires que nous allons égrener au cours des mois prochains.

Lecture anarchiste : Luis Sepulveda, L'ombre de ce que nous avons été, Éditions Métailié, 2010

J'aime Sepulveda car ses ouvrages, tous, traitent peu ou prou de fraternité, d'engagements solidaires... en effectuant d'incessants allers retours entre l'intime des choses (la petite histoire) et le sérieux de nos utopies et actes de rébellion (la grande histoire).

Bien entendu, Sepulveda se base sur sa propre expérience, lui qui, communiste dans sa jeunesse, appuya de toutes ses forces le gouvernement d'Union populaire de Salvador Allende, puis fut contraint de s'exiler, tout en effectuant un long crochet par le Nicaragua, quand les Sandinistes se libérèrent par les armes de la dictature...

Puis, il y a ces autres versants lumineux de Sepulveda. Sa façon de raconter des événements sérieux en pratiquant l'humour et l'autodérision. Et son style : direct, clair, mêlant des expressions très populaires, d'argot chilien, à une langue riche de subtilités.

Mais j'en oublierais de planter le sujet de L'ombre de ce que nous avons été. J'en dirai dix lignes, guère plus, pour ne pas déflorer l'intrigue politico-humaine. Un trio d'anciens révolutionnaires des années Allende, après des années de galères en exil à l'étranger, sont revenus à Santiago du Chili. Ils ont beaucoup de mal à comprendre (et admettre) qu'au Chili, après l'ère Pinochet, a succédé le « tout au mercantilisme et au néo-libéralisme débridé ». Les trois n'ont plus beaucoup de cheveux sur la tête, ils ont vieilli, ils ont grossi. Certes, ils ont perdu leurs certitudes d'avant. Mais ils ont conservé toutes leurs illusions de jeunesse. Or voilà, ils aimeraient bien reprendre du service « révolutionnaire », mais comment, avec qui, pour quelle cause ? C'est alors que les trois amis sont discrètement contactés par un ancien militant surnommé « A SOMBRA », qui fut anarchiste et le reste, lui, et qui les convoque pour une mission d'éclat révolutionnaire dont il ne révèle pas l'objet.

Suspense, de bout en bout. Des sourires et des larmes...

Jean Lemaitre
groupe Ici & Maintenant

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Lectures anarchistes • le premier roman de Gouzel Iakhina

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Je n'ai pas les mots pour dire combien j'ai aimé le roman fleuve de cette jeune auteure d'origine russe tatare, née à Kazan, ayant ensuite étudié à l’École de cinéma de Moscou, en s'y spécialisant dans l'art de la scénarisation.

L'action se déroule entre 1930 et 1946 et décrit la vie de souffrance et toute en contradictions de Zouleikha, paysanne tatare de 25 ans (au début de l'histoire), analphabète, ne parlant que quelques bribes de russe. Les Tatares forment en Russie une très ancienne branche de la religion et culture musulmanes. Ils croient en Allah, de façon curieusement païenne. Par exemple, ils évitent de s'aventurer dans la profonde forêt voisine, de peur que des esprits malins leur jettent des mauvais sorts.

Début des années ‘30: le régime stalinien renforce (davantage encore) sa répression de toute dissidence. Dans la région de Kazan, il s'acharne contre les Tatares, ces "koulaks" qui refusent obstinément de rejoindre les kolkhozes "communistes" (en réalité, parangons de bureaucratie, d'autoritarisme et de capitalisme d’État), en s'accrochant à leur lopin privé, et leur seule richesse: trois vaches, deux moutons, une jument... Pour le pouvoir en place, ce sont des nuisibles, une "espèce" réactionnaire à éradiquer.

Des agents de la sinistre Tchéka débarquent dans ces villages tatars. A la force de leur fusil, ils arrachent ces paysans à leur terre. Les jette dans des trains infects, pour les déplacer tout au bout de la Sibérie, dans des territoires vierges d'habitants et au climat si rude. On les appelle des "délocalisés". Là où ils aboutissent, ce n'est pas tout à fait les goulags (sommet de l'horreur), car à l'intérieur de la zone attribuée, les déplacés disposent d'un maigre espace de liberté. Mais les conditions de vie et de travail n'en sont pas moins insupportables.

La jeune Zouleikha, pourtant si frêle, y survit. Et même, elle "ouvre les yeux" et découvre de nouveaux modes relationnels et d'existence qui, paradoxalement, la libèrent de ce qui l'emprisonnait dans son ancien village tatare: un mari brutal, un horizon bouché. En cette colonie sibérienne, au bord du fleuve Angora, au bout du monde, Zouleika nourrit son esprit de ce qui l'entoure. Au contact de cette tribu cosmopolite de réprouvés et dissidents de toutes origines sociales et culturelles, la jeune Tatare abandonne certains préjugés. Elle n'a plus peur de s'aventurer dans la Taïga. Elle se découvre aussi en femme amoureuse, (enfin) réceptive à toute la gamme des sentiments et au plaisir physique.

Gouzel Iakhina a eu un mal de chien à publier ce/son premier roman. Certains éditeurs russes lui reprochaient de raviver ce passé d'oppression de la Russie, qu'ils préfèrent voir passé sous silence. D'autres, au contraire, ne supportaient pas que l'écrivaine apporte des nuances sur ces années de plomb.

Les lecteurs en ont pensé autrement, et bien heureusement! En effet, "Zouleikha ouvre les yeux" a finalement connu un immense succès en Russie. Depuis, ce magnifique récit, écrit d'une plume flamboyante, imagée, romantique, a déjà été traduit en 20 langues....

Le succès récompense les audacieux et audacieuses comme Gouzel Iakhina, qui se gardent de tous les conformismes (y compris littéraires). Et je m'en réjouis...

Jean Lemaître
https://jeanlemaitre.com

Gouzel Iakhina, "Zouleikha ouvre les yeux", Éditions Libretto, 2021, 556 pages

Lectures anarchistes • Victor Serge, le révolté permanent

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Lectures anarchistes Victor Serge, le révolté permanent

Notre compagnon Jean Lemaître propose sur le site du groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste, une série de chroniques littéraires que nous allons égrener au cours des mois prochains.

Lecture anarchiste : Victor Serge, « Mémoires d’un révolutionnaire (1905-1945) », Éditions Lux, 2017

Pas de socialisme sans respect des libertés et des droits humains fondamentaux !

Cela faisait déjà un certain temps que j'avais entendu parler de ce militant, sans jamais approfondir. Alors, pour faire plus ample connaissance, j'ai commencé par ses mémoires.

J'en sors émerveillé : tant de sincérité dans le récit, de témoignages inédits, de fidélité à ses idées, d'engagement lucide et critique, de courage personnel.

Fils d'émigré russe ayant fui la dictature tsariste, Victor Serge est né à Bruxelles en 1890. Autodidacte, féru de lectures, curieux de tout, fibre sociale chevillée au corps, assoiffé d'action, il épouse le camp anarchiste. Il exerce tous les métiers. Part en France. Y fait de la prison. Libéré en 1919, il rejoint la Russie bolchevique, au pire moment, en pleine guerre civile, alors que le pouvoir révolutionnaire vacille sous les assauts des armées « blanches ».

Victor Serge ne tergiverse pas. Se réunir sur l'essentiel, tel est son credo. C''est ainsi qu'il prend lui-même les armes et accède ensuite à d'importantes responsabilités au sein du Komintern. Et va déchanter. Il s'inquiète des excès de la Tcheka, la police extrajudiciaire, créée avec la bénédiction de Lénine, qui exécute à tours de bras. Il s'insurge contre la répression sanglante des marins anarchistes de Cronstadt, menée de main de fer par Trotski.

Les bolcheviques ont vaincu. La paix est recouvrée. Mais pourquoi diable le nouveau pouvoir multiplie-t-il les exactions, réprime-t-il de plus belle toute dissidence, qu'elle émane des anarchistes, des mencheviks, des sociaux-révolutionnaires et bientôt des rangs même des bolcheviques ? La redoutable Guépéou a succédé à la Tcheka. La répression gagne chaque jour en intensité. L'autoritarisme se muant en totalitarisme.

Lui-même, Victor Serge devient un paria. Un temps, il se solidarise avec Trotski, qui réclame plus de démocratie, et ne doit son salut qu'à l'exil. Mais Victor Serge ne tarde pas à se distancier du "Vieux", pour ses excès dirigistes et son propre sectarisme. C'était inévitable. Serge est arrêté, rudement interrogé. Il ne cède rien. Il est déporté dans l'extrême-Est soviétique. Sa chance ? En 1935, tournant stratégique de l'Internationale communiste, Moscou cherche à sortir de son isolement diplomatique et, tandis que la terreur atteint un degré inégalé en URSS, l'Union soviétique fait patte de velours auprès des démocraties bourgeoises occidentales.

En France et en Belgique, des voix, et non des moindres - Émile Vandervelde en tête - exigent et obtiennent, presque un miracle, la libération de Victor Serge, lequel, après une escale en Belgique et en France, où il est vilipendé de toutes parts, par les staliniens, par la droite réactionnaire, choisit l'exil au Mexique.

Victor Serge constate : « Quelle que soit la valeur scientifique d'une doctrine, du moment qu'elle devient gouvernementale, les intérêts de l’État ne lui permettent plus l'investigation désintéressée, et son assurance scientifique même la conduit (...) à se soustraire à la critique par les méthodes de la pensée dirigée, qui est davantage la pensée étouffée ». Tout est dit. Un homme à part, un homme clairvoyant et conséquent, un homme rare. Aux convictions plus que jamais actuelles !

Jean Lemaitre
groupe Ici & Maintenant

https://jeanlemaitre.com

Pour plus d’informations, on pourra se reporter à la fiche très détaillée consacrée à Victor Serge dans le Maitron en ligne :

http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article50075m

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