Après
la
découverte du Mundaneum de Mons, et en particulier de son
fonds documentaire anarchiste, nous
poursuivons notre entretien en compagnie de Jacques
Gillen. Historien, collaborateur
du
Centre d’histoire et de sociologie des gauches, il a travaillé
sur l’histoire de l’anarchisme belge, en particulier sur
la colonie L’Expérience,
fondée par Émile Chapelier et Eugène-Gaspard
Marin en 1905. Ce dernier avait tenu une sorte de journal de bord que
Jacques Gillen a pu consulter pour réaliser son mémoire.
Il a également eu l’opportunité de questionner la
seconde compagne d’Eugène-Gaspard Marin, âgée
de plus de 90 ans à l’époque. Nous avons souhaité
aborder avec lui la question de l’historiographie anarchiste en
Belgique.
Jacques
Gillen, en tant qu’historien, vous êtes l’auteur de
« Les anarchistes en Belgique »1.
Est-ce une impression ou les mouvements anarchistes belges n’ont
pas fait l’objet de nombreuses recherches du point de vue de
l’histoire et de l’histoire politique ?
Beaucoup
de choses ont été dites au sujet du mouvement
anarchiste en Belgique, jusqu’en 1914. Je fais bien entendu
allusion à l’ouvrage de Jan Moulaert, qui demeure une
référence en la matière. Il a réalisé
un travail très précieux. Par contre, pour la suite,
c’est beaucoup plus fragmenté… à part un
ou deux mémoires de fin d’étude (master) :
celui de Didier Karolinsky2
axé sur l’entre-deux guerres, et celui de Nicolas
Inghels3
[accessoirement, un
fidèle compagnon du groupe Ici & Maintenant ! NDLA]
qui couvre la période de 1945 à 1970. Ces deux mémoires
ne s’intéressent pas à tout le mouvement
anarchiste, ils ne sont pas publiés et mériteraient
d’être complétés. Bien que de qualité,
ces travaux restent parcellaires et, en outre, ils commencent à
dater. En-dehors de cela, il existe quelques articles épars,
mais c’est tout…
C’est
finalement un volet de l’histoire politique et sociale belge
assez peu traité, dirait-on…
Il
convient d’emblée de faire trois remarques. La première,
c’est la question des sources. Jusqu’en 1914, on est
relativement bien documenté, parce qu’il y a pas mal de
journaux anarchistes en Belgique, il y a les fameux dossiers de la
police, à Bruxelles et à Liège en particulier,
les dossiers des étrangers… Bref, il y a quand-même
matière à étudier le mouvement anarchiste belge,
notamment aussi grâce aux quelques fonds documentaires dont
nous disposons (comme ici, au Mundaneum). Par contre, à partir
de l’entre-deux guerres et encore plus à partir de 1945,
en termes de sources archivistiques, ça se réduit à
peau de chagrin !… D’abord parce qu’il y a
beaucoup moins de publications. En forçant le trait, disons
qu’en-dehors de Pensée
et action et
d’Alternative
libertaire, il y a
tout au plus quelques rares publications sporadiques. Bien-sûr,
nous disposons des archives de Hem Day, mais ce n’est pas
suffisant pour dresser un tableau complet de l’anarchisme en
Belgique. En Flandre, à ma connaissance, ce n’est pas
très différent.
La
deuxième remarque est liée à une tendance qui
voit le jour à l’issue de la Première Guerre
mondiale : lorsque le conflit éclate, le mouvement
anarchiste se divise. Il y a celles et ceux qui vont refuser la
guerre, quel que soit le prétexte, et d’autre part, il y
a celles et ceux qui vont prendre parti pour la guerre, afin de
lutter contre un impérialisme qui représente un danger
bien pire que la pseudo-démocratie parlementaire. Au sortir de
la guerre, le mouvement anarchiste est éclaté et il a
bien du mal à renaître de ses cendres. Il y a bien
quelques tentatives de regroupements qui ont lieu mais ces tentatives
ne sont jamais durables. Bref, il n’y a plus de mouvement
anarchiste organisé, fort, actif, comme il avait pu l’être
à certains moments avant 1914. Par ailleurs, peu avant la fin
de la Première Guerre, la Révolution russe éclate
et dans son sillage va naître le Parti Communiste. Le Parti
Communiste va désormais rallier beaucoup d’anarchistes.
L’effectif même des anarchistes diminue donc
considérablement durant l’entre-deux guerres. Resterait
la difficulté d’identifier les anarchistes infiltrés,
actifs au sein du mouvement syndical : leur nombre est
probablement impossible à chiffrer… Difficile également
de faire la part de ceux qui avaient un penchant révolutionnaire
et ceux qui étaient anarchistes conscients.
Après
1945, dans les années 60 et 70, il y a une résurgence
des idées libertaires, notamment avec mai 68 et ses
conséquences, l’influence du mouvement Provo (venu des
Pays-Bas)… Quelle est la part d’anarchisme dans l’un
et l’autre cas, on pourrait en discuter… En tout cas,
ces phénomènes sont plutôt limités dans le
temps et seul le journal Alternative
Libertaire aura une
activité vraiment pérenne, durant 30 ans, de 1975 à
2005.
Il
y a d’ailleurs eu un groupe de la FA qui a porté ce nom,
en marge du journal, de 2000 à 2007 environs. On pourrait
presque dire qu’il y a une « génération
Alternative Libertaire » en Belgique, qui a eu
connaissance de l’anarchisme par les publications et les
affiches de ce journal.
Sans
doute, oui ! En tout cas, c’est une des seules sources un
peu durables dont nous disposons après la Seconde Guerre
mondiale.
On
pourrait presque dire, en forçant le trait, qu’en
Belgique, il y a des anarchistes mais pas de mouvement anarchiste…
Oui,
et c’est assez vrai même avant la Première Guerre,
période durant laquelle le mouvement anarchiste belge est le
plus fort (toute proportion gardée), et même si le
mouvement anarchiste était bien présent jusqu’en
1914 et conservait une certaine influence dans le milieu ouvrier. Cet
ancrage ouvrier, on continue de le trouver dans l’entre-deux
guerres au sein du syndicalisme révolutionnaire. On peut
supposer qu’au sein des différentes tendances du Parti
Communiste, les anarchistes ont dans certains cas réussi à
infléchir la tendance plus révolutionnaire !…
Mais après la Première Guerre mondiale, on ne
retrouvera plus cette capacité à rassembler des
centaines de personnes au cours de meetings anarchistes. Il y en a eu
beaucoup avant 1914, à Bruxelles, à Liège, à
Verviers. Les anarchistes avaient une certaine popularité, à
n’en pas douter !
Les
anarchistes belges semblent avoir eu du mal à s’organiser
à grande échelle après la Première
Guerre…
Il
y a bien eu quelques tentatives entre les deux guerres mais rien n’a
abouti. Au demeurant, ce fut aussi le cas durant cet « âge
d’or » d’avant 1914 !… Les
tentatives pour s’organiser selon une structure fédérale
n’ont tenu que quelques années, au mieux. Très
vite, des conflits d’intérêt ou des divergences de
point de vue ont ruiné les efforts des groupes anarchistes de
se rassembler en fédération. Dans le cas de Georges
Thonar, par exemple, il y a aussi une dimension de conflits
interpersonnels qui vient s’ajouter. Sa volonté tenace
de fonder une organisation anarchiste a éveillé la
méfiance, pour ne pas dire davantage, de nombre de compagnons
anarchistes. Beaucoup de ces figures demeurent assez méconnues,
même si Thonar, Émile Chapelier (l’un des
fondateurs de la colonie L’Expérience) et surtout Hem
Day, sont assez emblématiques.
Jacques
Gillen, vous évoquiez au début de l’interview
trois remarques à faire expliquant le faible traitement du
mouvement anarchiste en Belgique… Nous en avons évoqué
deux. Quelle est la troisième ?
Eh
bien c’est tout simplement le manque d’intérêt
des historiens ou des facultés pour ce type de sujet. Il y a
eu une période où l’histoire des gauches était
en vogue mais cela tend à disparaître. Encore que ce ne
soit pas aussi global : les universités de Liège
et de Gand restent très actives sur ce sujet. L’ULB, en
revanche,
est beaucoup
moins active qu’auparavant sur ce terrain de recherche. Et
toujours est-il que ce sont les facultés d’Histoire qui
suscitent les sujets sur lesquels on travaille.
On
pourrait également se questionner sur un éventuel
intérêt du public pour ce sujet. Ce n’est pas
évident à cerner même si, en réalité,
je pense qu’une histoire de l’anarchisme en Belgique
pourrait rencontrer un certain succès. On peut observer un
retour de certaines idées « anarchistes »
(avec de gros guillemets !…) : des initiatives à
caractère collectif, égalitaire, coopératif…
Sans être proprement anarchistes, elles manifestent tout de
même une proximité avec les idées libertaires, la
plupart du temps sans le savoir. En tout cas, il y aurait un gros
travail à faire pour démonter les stéréotypes,
qui ont la peau dure, de l’anarchiste violent et opposé
à toute forme d’organisation. Pour ce qui est de
favoriser l’accès du public à ce type
d’information, le Maitron en ligne est accessible intégralement
et gratuitement. Je collabore d’ailleurs à la partie
traitant plus spécifiquement de l’anarchisme en
Belgique, le DBMOB (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en
Belgique).
Propos
Recueillis par Christophe, du groupe Ici & Maintenant
1Jacques
Gillen, « Les anarchistes en Belgique », in
Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays
prospère: l'extrême gauche en Belgique et au Canada,
Peter Lang, Collection Études Canadiennes, Canadian Studies,
volume 6, 2007, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New
York, Oxford, Wien, 2007
2Didier
Karolinski, Le mouvement anarchiste en Wallonie et à
Bruxelles, mémoire de licence, Université de
Liège, 1983
3Nicolas
Inghels, Le mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945
à 1970, Mémoire de licence en Histoire
contemporaine, sous la direction de José Gotovitch,
Université libre de Bruxelles, 2002
[Article paru initialement
dans le Monde Libertaire n° 1833 de novembre 2021]
Récemment,
nous sommes allés interviewer Jacques Gillen, archiviste et
responsable des fonds relatifs à l'anarchisme et au pacifisme
au Mundaneum de Mons. Centre d’archives, espace muséal,
lieu d’expositions, le Mundameum sous sa forme actuelle est le
dépositaire des collections de Paul Otlet et Henri La
Fontaine, connus entre autres pour avoir créé la
classification décimale universelle (CDU). Ces collections
brassent toute une série de sujets puisque leur ambition
était, à l’origine, très universaliste. Un
riche fonds anarchiste y est conservé. Et l’entretien a
effectivement duré 80 minutes.
Christophe (gr. Ici &
Maintenant) : Eh bien Jacques Gillen, vous nous racontez la
folle histoire de ce projet ?
Jacques Gillen :
Le point de départ du Mundaneum se situe en 1895. A cette
époque, Paul Otlet et Henri La Fontaine, tous deux avocats, et
passionnés de bibliographie, se sont rencontrés dans le
cabinet d’Edmond Picard. Ils ont collaboré avec ce
dernier sur un recueil bibliographique des publications juridiques.
Cela leur a donné l’idée de réaliser un
répertoire bibliographique universel. En 1895, ils créent
l’Office international de bibliographie (ce qui allait devenir
le Mundaneum) dont le premier objectif était de
développer ce répertoire à tous les domaines du
savoir humain. L’idée même de ce répertoire,
c’était de rassembler toutes les publications qui
avaient été publiées dans le monde entier, et ce
depuis la création de l’imprimerie. Et dans toutes les
langues. On est à la fin du XIXe siècle,
c’est encore envisageable… Même si à
l’époque, tout ce travail se faisait à la main
tout de même !… De nos jours, ce serait
complètement fou. Otlet et La Fontaine ont donc commencé
ce travail sur des fiches : ils ont imaginé un système
de fiches qui a été utilisé dans nombre de
bibliothèques. Ils ont également imaginé le
dispositif de meubles à tiroirs pour ranger ces fiches (voir
illustration) et enfin, ils ont conçu le système de
classification décimale universelle permettant de classer par
thématiques les fiches bibliographiques ou les publications.
Ce système de
classification se fonde sur le système décimal imaginé
par Melvil Dewey, un bibliothécaire américain, qui ne
correspondait cependant pas tout à fait avec ce que
souhaitaient Otlet et La Fontaine. Leur système est bien plus
complexe. Le principe du système de Dewey est de classer les
connaissances en dix catégories, numérotées de 0
à 9. Par exemple, toutes les publications qui ont trait à
l’histoire vont être rangées dans la catégorie
9. Chaque catégorie peut reprendre elle-même dix
sous-catégories (91, 92, …) et en affinant les nombres,
on peut définir de manière de plus en plus précise
le sujet d’un livre, d’un périodique ou d’une
autre publication. Otlet et La Fontaine ont développé
ce système en utilisant des combinaisons de signes de
ponctuation et de nombres, pour pouvoir ramasser des informations du
type : ce livre traite des abeilles, au Brésil, au XVIIIe
siècle et a été publié en Allemagne en
1950… (C’est un exemple !…)
CI&M : Voilà
donc la première étape de leur entreprise :
rassembler les références bibliographiques de toutes
les publications existantes…
JG : Oui. Mais ils
ont voulu aller plus loin en rassemblant physiquement les
connaissances du monde en un seul endroit… ! Du coup ils
se sont intéressés à la documentation. C’est
à ce titre que Paul Otlet est considéré comme un
des pères de cette discipline. Différentes
sous-sections ont été développées dans le
sillage du Mundaneum,
consacrées l’une à la presse, l’autre à
la photographie, ainsi qu’un répertoire universel de
documentation… Dans ce répertoire thématique,
les coupures de presse et différentes sortes de documents
étaient classées quasiment au jour le jour. Le but
était d’avoir une information mise à jour,
actualisée le plus possible, sur un sujet. Le projet s’est
étendu également à la dimension iconographique :
la collection a accueilli des affiches, des plaques de verre, des
cartes postales, etc. sur toute une série de sujets, le but
étant, je le rappelle, d’être le plus universel
possible… !
Pour cette entreprise, Otlet
et La Fontaine reçoivent un prix lors de l’Exposition
universelle de 1900. En 1910, ils créent un musée à
l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, ce
qui aura pour conséquence d’aboutir à
l’installation de leur entreprise dans le Palais du
Cinquantenaire. C’est donc là qu’ils installent
leur « Musée international », qui
devient peu après le « Palais Mondial-Mundaneum »
et qui rassemble tous les instituts qu’ils avaient créés
précédemment : Musée international de la
presse, Institut international de photographie, Office international
de bibliographie, Union des associations internationales…
Cette dernière, fondée en 1907, vise à offrir à
leur projet une dimension internationale, universaliste, d’un
point de vue un peu plus politique. Elle existe d’ailleurs
toujours actuellement.
CI&M : La
dimension internationale semble être au cœur de leurs
préoccupations…
JG : C’est
en effet une époque où l’internationalisme se
développe considérablement, favorisé en cela par
le développement des moyens de communication. L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre. Henri La Fontaine était
lui-même un pacifiste de premier plan. Il a d’ailleurs
reçu le Prix Nobel de la Paix en 1913, il a été
président du Bureau international de la Paix… Par
ailleurs, l’objectif ultime de Paul Otlet (plus que celui de La
Fontaine) était la création d’une Cité
mondiale. Il s’agissait de fonder une ville qui serait dédiée
à la connaissance, dont l’autorité serait placée
au-dessus de celle de la Société des Nations (SDN,
ancêtre de l’ONU, NDLR). C’était une
approche très positiviste. Très idéaliste aussi
sans doute… !
L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre.
Pour résumer, leur
projet originel devient de plus en plus ambitieux et revêt même
un caractère utopique. Et même un aspect politique,
puisqu’on dépasse le cadre de la bibliographie et de la
documentation pour avoir un impact sur la société, sur
le monde. La désillusion fut immense, évidemment,
puisque les deux têtes pensantes du projet eurent le malheur de
connaître les deux conflits mondiaux (La Fontaine s’éteint
en 1943, Otlet en 1944).
CI&M : La
Première Guerre mondiale a dû mettre un frein à
leur projet, on imagine.
JG : En effet. Le
Palais Mondial n’est
installé complètement au Parc du
Cinquantenaire qu’en 1920. Les années 20 constituent un
peu l’âge d’or du Mundaneum : Otlet et La
Fontaine ont pu s’installer dans un beau bâtiment, ils
reçoivent des subsides du gouvernement, et ils peuvent
développer leur projet de façon considérable et
ce jusqu’en 1934. C’est en effet à cette date que
le gouvernement décide de fermer le Mundaneum…
Probablement est-ce une part d’incompréhension par
rapport à la mise en œuvre du projet (qui s’intitule
« musée » mais n’en adopte pas les
codes, il s’agit d’avantage de présentations à
caractère pédagogique) mais aussi parce que le
pacifisme, en 1934, ne semble plus tellement à l’ordre
du jour… Au mieux, il génère un scepticisme poli
dans le chef des instances gouvernantes…
A partir de ce moment, le
musée est fermé, les collections sont inaccessibles.
Paul Otlet poursuit son activité à son domicile, avec
son équipe. C’est durant ces années qu’il
conçoit les plans d’une « Mondothèque »,
une sorte de meuble dont chacun pourrait disposer chez soi,
préfiguration de l’ordinateur ou de la tablette
numérique. La Mondothèque ne fut cependant jamais
construite par Paul Otlet. Une version en a été
réalisée à l’occasion de l’exposition
Renaissance 2.0 à Mons en 2021. En 1941, le Palais du
Cinquantenaire est réquisitionné par l’occupant
allemand. Du coup, les collections sont entreposées dans le
parc Léopold. Après l’âge d’or, l’âge
sombre… ! Commence en effet la période d’errance
du Mundaneum, qui va durer jusqu’en 1993. Toujours est-il
qu’après l’évacuation du Palais du
Cinquantenaire, une partie des collections va au pilon, une partie a
dû être perdue ou volée, suppose-t-on. Les
collections papiers sont stockées dans de très
mauvaises conditions, en termes de conservation. A partir de 1971,
les collections sont ballottées d’un endroit à
l’autre de Bruxelles. Elles avaient fini par atterrir dans un
parking souterrain, sous la Place Rogier… Enfin, en 1993, à
l’initiative des quelques personnalités du monde
politique, comme Elio di Rupo, originaire de la région
montoise, les collections trouvent place à Mons, dans le
bâtiment de l’Indépendance. Le lieu a été
aménagé et, depuis 1998, doté d’un espace
d’exposition dont la scénographie a été
conçue par François Schuiten et Benoît Peeters
(auteurs de bande-dessinée belges, notamment de la série
Les Cités obscures, NDLR). Dans les années 80,
les collections avaient été rachetées par la
Fédération Wallonie-Bruxelles, si bien qu’aujourd’hui,
l’actuel Mundaneum est reconnu comme centre d’archives de
la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique
(regroupant des archives privées et non émanant d’une
institution publique). Il abrite quelque 6 kilomètres courants
de documents (journaux, cartes postales, photographies, plaques de
verre, fonds d’archives, livres, brochures, etc.) Comme dit
plus haut, le Mundaneum s’est spécialisé dans les
fonds documentaires autour des trois thématiques citées
(féminisme, pacifisme, anarchisme). Il conserve également
les papiers personnels d’Otlet et La Fontaine.
CI&M : Comment
le projet a-t-il intégré la thématique
féministe ?
JG : La présence
du fonds de documentation féministe s’explique parce que
Henri La Fontaine était un des premiers féministes en
Belgique, depuis l’affaire Marie Popelin, en 1888 (première
femme docteure en droit de Belgique - les juridictions belges
refusèrent de lui faire prêter le serment d'avocat en
raison de son sexe, NDLR). Mais c’est aussi et principalement
parce que sa sœur, Léonie
La Fontaine, était très active au sein de la
Ligue belge pour le droit des femmes. Elle fut également
impliquée au sein du Mundaneum, prenant part à la
constitution du Répertoire bibliographique universel dès
ses prémisses et mettant en place l’Office central de
documentation féminine en 1909.
CI&M : C’est
à Otlet qu’on doit les innovations sur l’aspect
documentaire, disiez-vous ?
JG : Le travail
d’Otlet était assez visionnaire. On parle à
propos du Mundaneum d’un Internet de papier. Disons que c’est
un précurseur en ce qu’il a imaginé des moyens de
diffuser l’information et de la partager. Dans un texte de
1907, il écrit que dans le futur, tout le monde disposera d’un
petit téléphone qui lui permettra d’accéder
à de la connaissance… Dans les années 20, il a
l’idée des systèmes de vidéoconférence…
Il imagine un moyen de consulter à distance, depuis une
bibliothèque, un livre qui se trouve dans une autre
bibliothèque… Tout cela demeurera sur papier mais il a
conçu la possibilité de mettre en œuvre toutes
ces technologies que nous employons aujourd’hui en quelques
clics ! Il est également précurseur d’Internet
de par le système de classification qu’il met en place,
qui permet de faire toute une série de liens et préfigure
le lien hypertexte. D’ailleurs le
Répertoire bibliographique universel
représente en quelque sorte le premier moteur de recherche, de
papier certes, mais avec les moyens de l’époque, c’était
ce qu’il y avait de plus avancé. La mise en œuvre
de ce projet reposait sur des contacts avec un réseau
international assez important, des contacts avec des bibliothèques
du monde entier, comme par exemple celle de Rio de Janeiro. Cette
collaboration internationale faisait partie du projet. Aujourd’hui,
l’espace muséal permet de valoriser les collections en
organisant des expositions, tout en restant fidèles aux
valeurs des fondateurs, la paix et l’universalité.
Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières…
CI&M : Nous
avons parlé pacifisme, nous avons parlé féminisme…
Qu’en est-il de ce fonds de documentation anarchiste ?
JG : En fait, dans
les 20 et 30, l’un des collaborateurs d’Otlet n’était
autre que Hem Day (Marcel Dieu). Disons que c’était l’un
des contributeurs, parmi d’autres, qui ont pris part au projet,
de façon bénévole ou salariée. C’est
lui qui a constitué, sur base de ce qui existait déjà,
une collection sur l’anarchisme. Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières… Certaines collections ne se
trouvent qu’ici. On trouve également des brochures, des
cartes postales, des affiches, etc. Il existait déjà
des exemplaires des différentes revues puisque Otlet et La
Fontaine avaient la volonté en créant le Musée
international de la presse, de conserver au moins le premier et le
dernier numéro de toutes les publications périodiques…
du monde. Les journaux anarchistes en faisaient également
partie. Hem Day lui-même, qui tenait la librairie Aux joies
de l’esprit, collectait des collections dont il a fait don
au Mundaneum. A la mort de Hem Day, une partie de ses papiers
personnels ont été rassemblés dans le fonds
anarchiste. On peut ajouter à cela quelques archives de
l’Alliance libertaire, et quelques archives léguées
par Alfred Lepape, militant anarchiste de la région montoise.
En tout, cela représente environ 200 boîtes d’archives.
Propos recueillis par
Christophe, du groupe Ici & Maintenant (Belgique)
Maxime à la
guitare et au chant, R–Man à la guitare et EsGibt aux
machines et aux chœurs. C’est un trio devant lequel tu
ôtes ton galérien ou ta bâche. Une machine
musicale infernale : La Marmite. Dès qu’il s’y
met, il sort son flingot libertaire. Et pas du genre à se
déballonner. De l’électro,
du riff alternatif, de la boîte à rythme. Puis du texte.
Lorsque t’as fini l’écoute d’un album, ton
ciboulot se sent bien. T’as l’impression d’avoir
écouté
un épisode de « C’est pas sorcier » pour les
arsouilles anarchistes ! Avec EsGibt à la manœuvre
et
Sandro du groupe Ici & Maintenant (FA) pour recueillir le
bouillon.
Sandro :
Sur
l'album Le
Sang Bouillant,
on croise Jean-Baptiste Clément, Richepin, Rosa Holtz,
Brassens, Garcia Oliver et Durruti... On sent où on fout
les pieds !
EsGibt :
Il est vrai qu'il y a sur cet album 4 reprises sur 13 morceaux :
Giroflée Girofla (avec le texte antimilitariste et antiguerre
écrit en Allemagne par Rosa Holtz en 1935), La petite
Hirondelle (tel quel, en clin d'œil contre la propriété
privée), Les Philistins (le texte de Jean Richepin mis en
chanson par Georges Brassens). Et enfin une réinterprétation
électro-punkoïde de la Semaine sanglante, écrite
par Jean-Baptiste Clément après le massacre des
insurgés par les Versaillais sur les barricades de la Commune,
chanson que nous avons eu la grande émotion de chanter un jour
avec Francesca Sollevile, venue jouer au Cheval déchaîné,
notre petite salle de concerts, accompagnée par sa pianiste
fidèle, Nathalie Fortin. C'est Francesca, avec Mouloudji et
Mestral, qui enregistra en 1971 l'album « La commune en
chantant », chansons d'un spectacle du même nom
qu'ils portèrent à l'époque de nombreuses fois
sur les planches. Nous avons un peu adapté le morceau pour
qu'il s'intègre dans notre set, et nous avons changé la
dernière strophe de la Semaine sanglante en « A
quand la fin de la terreur, de la justice et du travail ? »,
au sens où le travail et la justice font partie de la société
marchande, du capital, dont il s'agit pour la révolution
sociale de se défaire à la racine.
A
ces 4 morceaux s'ajoute Golpe por Golpe (Coup pour coup) auquel tu
fais allusion car la voix qu'on y entend est celle d'un discours que
Garcia Oliver prononça en 1937 sur la tombe de Durruti
(extraite ici du film fort intéressant « Ortiz,
général sans dieu ni maître » réalisé
en 1996 de Ariel Camacho, Phil Casoar et Laurent Guyot). Comme nous
l'expliquons dans le livret du disque, Garcia Oliver parle là
avec justesse des groupes anarchistes Los Solidarios (1923) et
Nosotros (1931) dans lesquels il milita activement avec Durruti et
Ascaso, alors qu'au moment de prononcer ces mots, il est totalement
compromis en tant que l'un des 4 « ministres anarchistes »
dans le gouvernement républicain de Largo Caballero,
gouvernement opposé au mouvement révolutionnaire en
cours et soutenu par les dirigeants de la CNT, qui ont appelé
à renoncer à l'instauration du communisme libertaire au
profit (et c'est le cas de le dire) de la guerre antifasciste et du
productivisme industriel de guerre. Les recherches et publications du
collectif des « Giménologues » sont
assez passionnantes à ce sujet.
Comme
l'ont affirmé Los amigos de Durruti en 1937, « L'unité
antifasciste n'a été que la soumission à la
bourgeoisie... Pour battre Franco, il fallait battre Companys et
Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait écraser la
bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il
fallait détruire de fond en comble l’État
capitaliste (...).
L'apolitisme anarchiste a échoué ».
Dans Golpe por Golpe, nous jouons donc en quelque sorte le Garcia
Oliver révolutionnaire contre lui-même... On peut
rappeler par ailleurs que la France du Front Populaire ferma ses
frontières aux réfugiés espagnols, avant de les
parquer en dernier recours dans des camps infâmes où
beaucoup périront.
Cet
emprunt à l'anarchisme révolutionnaire en Espagne de
même que les reprises évoquées plus haut sont une
façon pour nous de nous relier à un fil historique
révolutionnaire, et de critique sociale, qui s'est exprimée
par les armes, par le texte, par la parole, par la chanson aussi.
Sur
l'album suivant, Travail-Famine-Patrouille, on trouve une reprise du
« standard » de René Binamé,
« Vocations », de même qu'une
réinterprétation des « Robots »
de Kraftwerk en « Robots-Citoyens-Soldats » et
d'un vieux standard belge de l'électro, « U-Men »,
adapté en langue wallonne, le dialecte de la partie
francophonisée de la Belgique. Le prochain album ne devrait
cette fois pas comprendre de reprise…
S :
Sur de
l'électro qui coudoie des sons venus tout droit du
rock alternatif. Deux grosses influences musicales?
EG :
Haaa on ne peut rien te cacher... Si l'on remonte un peu en arrière,
certains des premiers morceaux de La Marmite avaient existé
sous d'autres formes dans des formations antérieures de notre
chanteur, Maxime. Depuis 2012, on a fait évoluer la boîte
à rythme assez « Béru » des
débuts vers un son et des séquences plus électros,
avec des basses-synthés, des samples, et les claviers que je
joue en concert, et toujours les guitares bien sûr... Les
machines ne sont jamais que des outils, qui accompagnent d'ailleurs
assez bien une démarche musicalement « punk »
(d'où l'essor de l'électro-punk) : une énergie
assez brute peut être lancée (tout seul ou en groupe)
avec peu de matériel, énergie sur laquelle on pose le
reste. Le punk a frayé dès les années 80 avec
l'électro, en version dure ou version pop, et La Marmite se
situe dans cette filiation hybride.
Nos
morceaux sont clairement impulsés dans une optique de jeu en
concert, avec l'énergie qui peut s'y déployer, la
disto, les amplis (guitares et claviers). En même temps, que ce
soit avec le côté chanson comme avec le côté
exploration sonore ou que ce soit avec le côté plus
accessible comme avec le côté plus rugueux, industriel,
on taquine (ou l'on pervertit, c'est selon) gentiment les standards
du genre. Ce n'est pas propre à La Marmite, mais la manière
dont on le fait y donne son cachet particulier, je pense.
En
concert « ça envoie » de manière
jubilatoire, sonore et textuelle, mais toujours en se mettant en
position de connivence, pas juste pour « atomiser »
le public. Si la connivence devait foirer, le concert foirerait, ou
serait simplement « exécuté », au
double sens de « presté » et « tué ».
On a de la rage contre cette société marchande qui
s'oppose radicalement à notre humanité, aux besoins des
êtres vivants, mais les groupes « très fâchés
et très méchants » sur scène et sur
disque, je trouve cela un peu fatigant. Plutôt la connivence :
ce qui nous lie, contre ce qui nous détruit.
S :
En
juin 2018, sort le deuxième album: Travail
- Famine - Patrouille.
C'est prémonitoire comme truc ! En ces temps de
souricière sanitaire...
EG :
Ha, bonne question ! Évidemment, ce qui peut paraître
prémonitoire est surtout dû au fait que l’État
a été peu surprenant depuis l'apparition de ce
Covid-19. Au-delà des incohérences de gestion, c'est
quand même fondamentalement le « business as usual »
qui a été sauvé, de la production à la
finance en passant par la répression. Certains ont voulu y
voir un « retour de l’État » qui,
face à une pandémie, aurait repris la main au prix de
contraintes imposées à la machinerie économique.
L’État semble en effet parfois « faire face »
à l'économie, parce qu'il est censé assurer sur
le long terme le cadre (et la paix sociale) dans lequel pourra
continuer à se déployer la voracité du profit ;
il n'en reste pas moins un appendice de l'économie, au service
de celle-ci.
Face
à la pandémie, les courants souverainistes (de
droite comme de gauche, faut-il le rappeler), parfois très
virulents contre les gouvernements, réclament en fait plus
d’État « au service de la Nation »,
et voient dans l'internationalisation des gestions de crise
(notamment sanitaire) une dépossession de la souveraineté
nationale au service des multinationales, etc. Aussi loin qu'aille la
dénonciation des intérêts financiers colossaux en
jeu, c'est du vent si l'on laisse intouchable le mode de production
capitaliste lui-même, et l'exploitation. Aussi loin qu'aille la
dénonciation de la corruption, des conflits d'intérêts,
des politiques menées au service du profit (ce qui est une
réalité), c'est du vent si l'on ne s'en prend pas à
la politique elle-même, ce fossoyeur en chef des luttes.
A
ces aspects se sont ajoutés les questions de la santé,
de la science, de la médecine, sur laquelle la critique
révolutionnaire est en général bien faiblarde
voire très absente, et acculée, pour contrer le
discours dominant, à s'appuyer sur la parole de scientifiques
certes dissidents et ostracisés mais qui ne sont porteurs
d'aucune perspective d'émancipation réelle. Or c'était
sans doute l'une des premières choses à souligner :
lorsque l’État, les institutions sanitaires nous parlent
de notre santé, ils ont déjà un cadavre dans la
bouche... Et lorsque l’État profite du désastre
sanitaire (qu'il contribue sans cesse à produire et aggraver)
pour casser la vague de lutte internationale de 2019-2020, il empile
les cadavres de plus belle. Là aussi la critique radicale a à
se distinguer de la politique-fiction « alternative » :
l'opportunisme marchand et répressif qui s'organise (y compris
dans des instances officieuses, hors de vue) et se déchaîne
en lançant une soi-disant « mobilisation générale
contre le virus » ne signifie pas pour autant que tout
cela aurait été préparé et écrit
d'avance. Notre prochain album, intégralement écrit
durant cette période, sera assez marqué par tout
cela...
Pour
en revenir à « Travail-Famine-Patrouille »,
titre de notre dernier album et de sa plage titulaire, il nous est
venu d'un graffiti durant le mouvement contre la « Loi
travail » en France en 2016. Le thème du travail
est assez récurrent dans nos chansons, car c'est évidemment
le lieu de l'exploitation et de l'aliénation de nos vies, bien
au-delà du temps et de l'espace dédiés aux
heures payées…
René
Binamé
est un groupe belge fondé en 1988. Troubadours libertaires.
Trimardeurs du rock libre. Ils ne te proposent pas une soupe fade ou
de l’eau de vaisselle. Ça cravache ! De vrais
dynamitards de la zicmu. Les
Archives de la Zone Mondiale
et Aredje
viennent de rééditer les albums Le
Temps Payé Ne Revient Plus
(2008) et Kestufé
Du Wéékend ?
(2000) en CD et LP. L’occasion rêvée pour un petit
entretien avec Olivier,
chanteur, batteur et membre fondateur du combo.
Rééditer
l’album Kestufé
Du Wéékend ?
en plein confinement, dans un climat de couvre-feu généralisé,
c’est presque une vanne malicieuse ?
Ça
en a tout l’air mais en réalité, avouons-le,
c’est le fait du hasard. Mais cette coïncidence est
tristement intéressante.
Kestufé du wéékend
? Le morceau éponyme, c’était la to do list d’un
cadre qui cravache et se cravache. Kestufé du wéékend
en 2020 ? La question elle est vite répondue : « Je
bride les interactions sociales, les réunions familiales, les
rencontres amicales, je garde la seule chose qui compte, le travail,
l’accumulation du profit. » On le sait qu’il y a
plein d’activité qui doivent continuer voire augmenter,
mais pas n’importe comment, et on en verrait bien d’autres
disparaître sans les regretter, mais pas n’importe
comment non plus. Ça c’est le sujet de Tic-Tac, le
second morceau.
Il est à craindre que ce disque trouve
une résonance avec l’actualité tant que nous
serons sous la coupe du capital, tout simplement, et tout
particulièrement en situation de crise quand le parti de
l’ordre a le vent en poupe.
Sur
Le
Temps Payé Ne Revient Plus,
on savoure deux reprises époustouflantes. De la variété
française fignolée. Eddy Mitchell et Sheila sonnent
chansonnier(e)s anarchistes! T’as été bercé
par la chanson française populaire ? Ou c’est autre
chose ?
C’est
tout à fait ça, bercé par la chanson française,
sous toutes ses formes, engagée, sérieuse, légère.
Avec le recul, on se rend compte qu’énormément de
chansons à première vue frivoles avaient un fond,
parlaient sans en avoir l’air des problèmes de la vie
quotidienne. Comme « L’heure de la sortie » de
Sheila, mais beaucoup d’autres apparemment tout aussi
inoffensives.
Et puis il y avait le papy Brassens, Moustaki,
tonton Beaucarne, puis plus tard Trust, Brigitte Fontaine, Anne
Sylvestre, Marc Ogeret, les 4 barbus, le GAM . Au final, quand
Bérurier Noir est arrivé à nos oreilles, c’était
encore de la chanson française, mais pas mal plus sombre et
rugueuse, c’est clair.
Tout récemment, on s’est
de nouveau fait plaisir en reprenant le « Merci Patron »
des Charlots (en changeant le dernier couplet.
C’est
un problème de pas mal de chansons d’avoir un ou deux
couplets intéressants puis une chute qui rétablit
l’ordre...) et le « Allez les gars » du GAM (mais
là, on est dans une chanson d’emblée délibérément
combative) !
Dans
ce CD, on prend parti ! Sur l’esclavage salarié, les
kermesses électorales et la délégation du
pouvoir notamment ...
Y
a une évolution. Nos premiers disques, y avait une bonne part
de défoulement, de provoc, de dérision, du blasphème,
de la moquerie. On ruait dans nos brancards du moment, un carcan
catholique pesant. Nos cibles étaient classiques : le flic, le
curé, le soldat. Puis on s’est rendu compte que même
s’il y avait un symbole « dollar » sur la pochette
de notre album Vocation
, à côté de galons et d’une croix, nous
n’avions pourtant pas abordé le sujet de l’économie,
de l’exploitation. Enfin si, mais par des reprises,
l’Internationale dès nos débuts, puis une série
de brûlots anarchistes. Avec Kestufé, on avait délibéré
de le faire avec nos propres chansons.
On
peut entendre une voix féminine sur deux morceaux. D’où
vient ce fascinant et radical gazouillis ?
C’est
Magali, du groupe parisien La Fraction, qui chante « Tic-Tac »
et c’est Rachou, du groupe bruxello-suisse Pierre Normal, qui
chante « Quelques mots sur le cirque électoral ».
La Fraction, je pense qu’il ne faut plus les présenter,
c’est quand même une référence absolue en
punk-rock français, avec de beaux textes bien posés sur
des riffs plein d’énergie. Pierre Normal, c’est
sans doute plus confidentiel, c’est chantant, électronique,
poétique mais loin d’être inoffensif.
A
propos d’anarchie, qu’est-ce qui te séduit
là-dedans ? Ce que tu en as retiré et qui est
non-négociable ? L’étymologie,
absence de pouvoir, de commandement, c’est à la fois la
séduction de base et c’est ça qui est
non-négociable. Pour peu qu’on soit en froid avec les
fauteurs de l’ordre, les petits chefs, le carcan familial, les
profs autoritaires, on est forcément séduit si on a la
chance de rencontrer l’anarchie dans ses lectures, des
conversations, des films, des chansons. C’est romantique et ça
pourrait se ramener à la phrase de Clémenceau : «
L’homme qui n’a pas été anarchiste à
seize ans est un imbécile. Mais c’en est un autre, s’il
l’est encore à quarante. » C’est habile
comme formulation, aussi beau que « tout corps plongé
dans un liquide... » mais c’est tout. Et au final notre
anarchisme n’a pas fondu avec l’âge, il s’est
consolidé au contact d’initiatives concrètes de
luttes et/ou au fil des concerts de soutien à des collectifs
en tout genre, des fêtes de lieux de vie, de lieux de
production ou de culture en autogestion en rupture avec les modes de
fonctionnement dominants, de bâtiments ou terrains occupés
en luttes contre des projets nuisibles.
Cette
ardeur de musicien libertaire, c’est aussi pour tenter de vivre
« en-dehors », d’échapper au salariat ?
Vivre sa vie sans attendre l’âge d’or ?
Pour
éviter le salariat, pour diminuer son emprise sur nos vies en
tout cas, on est plutôt passé par la mise en commun, la
vie en collectif, une relative austérité joyeuse. Notre
activité musicale a certainement aidé puisqu’elle
provoque beaucoup de rencontres qui nous apprennent énormément.
Mais nous ne sommes pas des artistes professionnels. Pas par échec,
c’est un choix initial délibéré, qui
aurait pu fondre ou diverger par la suite mais qui ne l’a pas
fait. Un choix qui nous permet de jouer sans impératif de
rentabilité, de retour sur investissement. Notre parcours
pourrait être vu comme une carrière qui n’a pas
décollé, une incapacité à percer, mais vu
de l’intérieur, c’est l’expression de notre
refus de parvenir, de notre volonté d’être
effectivement en-dehors de l’industrie du spectacle, de
s’offrir et d’offrir autre chose.
Binamé
est indissociable du label « Aredje ». C’est quoi
c’t’histoire ? Et quelles récentes découvertes
chouettardes sont proposées ?
C’est
une histoire simple… Quand on a sorti notre premier disque en
1988, on s’est dit qu’il fallait un nom de label et on
s’est fait plaisir en prenant un mot wallon qui évoque
le désordre, le boucan, la chienlit. Avec quelques mots en
plus, «Aredje, chal e asteure » ... Aredje, ici et
maintenant ! Aredje peut ressembler à un vrai label mais à
y regarder de plus près, on est longtemps restés pour
l’essentiel (et avec plaisir) dans l’auto-production la
plus basique avec les disques d’abord de René Binamé
et des Slugs, puis de Beticiclopp, Crête et Pâquerette,
La Marmite, les Lapins Électriques, Krakenizer. Ceci dit, ces
dernières années, nous avons filé un plus ou
moins petit coup de main à pas mal de groupes ce qui nous
amène à une perle, le crépusculaire album «
Je reviendrai » de Manu & the Bouret’s.
On
se quitte en abordant les éventuels projets, les prochaines
envies…
Les
projets sont clairement sur pause, on a bien fait deux clips de
confinement, mais on n’a pas trop envie de se lancer dans une
existence virtuelle qui est tellement à l’opposé
de ce qu’on cherche. On veut des bisous, de la sueur, des
contacts, respirer ensemble, masqué·e·s s’il
le faut, pas tout de suite s’il faut attendre que passent des
vagues, mais on veut se secouer pour dépasser cela... du coup,
nos répés, plus nombreuses que d’habitude, sont
plutôt des temps de réflexion... ce qui est confortable
pour les voisins !
Propos
recueillis par Sandro
Groupe Ici & Maintenant (Belgique) de
la Fédération anarchiste
Rédigé par ici et maintenant Aucun commentaireEn janvier dernier, le parisien Fred Alpi, chanteur-guitariste, poète, traducteur et romancier libertaire, était en mini-tournée en Belgique. Il présentait son premier roman. Entretien.