Ici et maintenant

Groupe belge de la Fédération anarchiste

A la recherche de l'historiographie anarchiste en Belgique

Rédigé par ici et maintenant Aucun commentaire

Après la découverte du Mundaneum de Mons, et en particulier de son fonds documentaire anarchiste, nous poursuivons notre entretien en compagnie de Jacques Gillen. Historien, collaborateur du Centre d’histoire et de sociologie des gauches, il a travaillé sur l’histoire de l’anarchisme belge, en particulier sur la colonie L’Expérience, fondée par Émile Chapelier et Eugène-Gaspard Marin en 1905. Ce dernier avait tenu une sorte de journal de bord que Jacques Gillen a pu consulter pour réaliser son mémoire. Il a également eu l’opportunité de questionner la seconde compagne d’Eugène-Gaspard Marin, âgée de plus de 90 ans à l’époque. Nous avons souhaité aborder avec lui la question de l’historiographie anarchiste en Belgique.

Jacques Gillen, en tant qu’historien, vous êtes l’auteur de « Les anarchistes en Belgique »1. Est-ce une impression ou les mouvements anarchistes belges n’ont pas fait l’objet de nombreuses recherches du point de vue de l’histoire et de l’histoire politique ?

Beaucoup de choses ont été dites au sujet du mouvement anarchiste en Belgique, jusqu’en 1914. Je fais bien entendu allusion à l’ouvrage de Jan Moulaert, qui demeure une référence en la matière. Il a réalisé un travail très précieux. Par contre, pour la suite, c’est beaucoup plus fragmenté… à part un ou deux mémoires de fin d’étude (master) : celui de Didier Karolinsky2 axé sur l’entre-deux guerres, et celui de Nicolas Inghels3 [accessoirement, un fidèle compagnon du groupe Ici & Maintenant ! NDLA] qui couvre la période de 1945 à 1970. Ces deux mémoires ne s’intéressent pas à tout le mouvement anarchiste, ils ne sont pas publiés et mériteraient d’être complétés. Bien que de qualité, ces travaux restent parcellaires et, en outre, ils commencent à dater. En-dehors de cela, il existe quelques articles épars, mais c’est tout…

C’est finalement un volet de l’histoire politique et sociale belge assez peu traité, dirait-on…

Il convient d’emblée de faire trois remarques. La première, c’est la question des sources. Jusqu’en 1914, on est relativement bien documenté, parce qu’il y a pas mal de journaux anarchistes en Belgique, il y a les fameux dossiers de la police, à Bruxelles et à Liège en particulier, les dossiers des étrangers… Bref, il y a quand-même matière à étudier le mouvement anarchiste belge, notamment aussi grâce aux quelques fonds documentaires dont nous disposons (comme ici, au Mundaneum). Par contre, à partir de l’entre-deux guerres et encore plus à partir de 1945, en termes de sources archivistiques, ça se réduit à peau de chagrin !… D’abord parce qu’il y a beaucoup moins de publications. En forçant le trait, disons qu’en-dehors de Pensée et action et d’Alternative libertaire, il y a tout au plus quelques rares publications sporadiques. Bien-sûr, nous disposons des archives de Hem Day, mais ce n’est pas suffisant pour dresser un tableau complet de l’anarchisme en Belgique. En Flandre, à ma connaissance, ce n’est pas très différent.

La deuxième remarque est liée à une tendance qui voit le jour à l’issue de la Première Guerre mondiale : lorsque le conflit éclate, le mouvement anarchiste se divise. Il y a celles et ceux qui vont refuser la guerre, quel que soit le prétexte, et d’autre part, il y a celles et ceux qui vont prendre parti pour la guerre, afin de lutter contre un impérialisme qui représente un danger bien pire que la pseudo-démocratie parlementaire. Au sortir de la guerre, le mouvement anarchiste est éclaté et il a bien du mal à renaître de ses cendres. Il y a bien quelques tentatives de regroupements qui ont lieu mais ces tentatives ne sont jamais durables. Bref, il n’y a plus de mouvement anarchiste organisé, fort, actif, comme il avait pu l’être à certains moments avant 1914. Par ailleurs, peu avant la fin de la Première Guerre, la Révolution russe éclate et dans son sillage va naître le Parti Communiste. Le Parti Communiste va désormais rallier beaucoup d’anarchistes. L’effectif même des anarchistes diminue donc considérablement durant l’entre-deux guerres. Resterait la difficulté d’identifier les anarchistes infiltrés, actifs au sein du mouvement syndical : leur nombre est probablement impossible à chiffrer… Difficile également de faire la part de ceux qui avaient un penchant révolutionnaire et ceux qui étaient anarchistes conscients.

Après 1945, dans les années 60 et 70, il y a une résurgence des idées libertaires, notamment avec mai 68 et ses conséquences, l’influence du mouvement Provo (venu des Pays-Bas)… Quelle est la part d’anarchisme dans l’un et l’autre cas, on pourrait en discuter… En tout cas, ces phénomènes sont plutôt limités dans le temps et seul le journal Alternative Libertaire aura une activité vraiment pérenne, durant 30 ans, de 1975 à 2005.

Il y a d’ailleurs eu un groupe de la FA qui a porté ce nom, en marge du journal, de 2000 à 2007 environs. On pourrait presque dire qu’il y a une « génération Alternative Libertaire » en Belgique, qui a eu connaissance de l’anarchisme par les publications et les affiches de ce journal.

Sans doute, oui ! En tout cas, c’est une des seules sources un peu durables dont nous disposons après la Seconde Guerre mondiale.

On pourrait presque dire, en forçant le trait, qu’en Belgique, il y a des anarchistes mais pas de mouvement anarchiste…

Oui, et c’est assez vrai même avant la Première Guerre, période durant laquelle le mouvement anarchiste belge est le plus fort (toute proportion gardée), et même si le mouvement anarchiste était bien présent jusqu’en 1914 et conservait une certaine influence dans le milieu ouvrier. Cet ancrage ouvrier, on continue de le trouver dans l’entre-deux guerres au sein du syndicalisme révolutionnaire. On peut supposer qu’au sein des différentes tendances du Parti Communiste, les anarchistes ont dans certains cas réussi à infléchir la tendance plus révolutionnaire !… Mais après la Première Guerre mondiale, on ne retrouvera plus cette capacité à rassembler des centaines de personnes au cours de meetings anarchistes. Il y en a eu beaucoup avant 1914, à Bruxelles, à Liège, à Verviers. Les anarchistes avaient une certaine popularité, à n’en pas douter !

Les anarchistes belges semblent avoir eu du mal à s’organiser à grande échelle après la Première Guerre…

Il y a bien eu quelques tentatives entre les deux guerres mais rien n’a abouti. Au demeurant, ce fut aussi le cas durant cet « âge d’or » d’avant 1914 !… Les tentatives pour s’organiser selon une structure fédérale n’ont tenu que quelques années, au mieux. Très vite, des conflits d’intérêt ou des divergences de point de vue ont ruiné les efforts des groupes anarchistes de se rassembler en fédération. Dans le cas de Georges Thonar, par exemple, il y a aussi une dimension de conflits interpersonnels qui vient s’ajouter. Sa volonté tenace de fonder une organisation anarchiste a éveillé la méfiance, pour ne pas dire davantage, de nombre de compagnons anarchistes. Beaucoup de ces figures demeurent assez méconnues, même si Thonar, Émile Chapelier (l’un des fondateurs de la colonie L’Expérience) et surtout Hem Day, sont assez emblématiques.

Jacques Gillen, vous évoquiez au début de l’interview trois remarques à faire expliquant le faible traitement du mouvement anarchiste en Belgique… Nous en avons évoqué deux. Quelle est la troisième ?

Eh bien c’est tout simplement le manque d’intérêt des historiens ou des facultés pour ce type de sujet. Il y a eu une période où l’histoire des gauches était en vogue mais cela tend à disparaître. Encore que ce ne soit pas aussi global : les universités de Liège et de Gand restent très actives sur ce sujet. L’ULB, en revanche, est beaucoup moins active qu’auparavant sur ce terrain de recherche. Et toujours est-il que ce sont les facultés d’Histoire qui suscitent les sujets sur lesquels on travaille.

On pourrait également se questionner sur un éventuel intérêt du public pour ce sujet. Ce n’est pas évident à cerner même si, en réalité, je pense qu’une histoire de l’anarchisme en Belgique pourrait rencontrer un certain succès. On peut observer un retour de certaines idées « anarchistes » (avec de gros guillemets !…) : des initiatives à caractère collectif, égalitaire, coopératif… Sans être proprement anarchistes, elles manifestent tout de même une proximité avec les idées libertaires, la plupart du temps sans le savoir. En tout cas, il y aurait un gros travail à faire pour démonter les stéréotypes, qui ont la peau dure, de l’anarchiste violent et opposé à toute forme d’organisation. Pour ce qui est de favoriser l’accès du public à ce type d’information, le Maitron en ligne est accessible intégralement et gratuitement. Je collabore d’ailleurs à la partie traitant plus spécifiquement de l’anarchisme en Belgique, le DBMOB (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique).

Propos Recueillis par Christophe, du groupe Ici & Maintenant

1Jacques Gillen, « Les anarchistes en Belgique », in Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays prospère: l'extrême gauche en Belgique et au Canada, Peter Lang, Collection Études Canadiennes, Canadian Studies, volume 6, 2007, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2007

2Didier Karolinski, Le mouvement anarchiste en Wallonie et à Bruxelles, mémoire de licence, Université de Liège, 1983

3Nicolas Inghels, Le mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945 à 1970, Mémoire de licence en Histoire contemporaine, sous la direction de José Gotovitch, Université libre de Bruxelles, 2002

Le tour du Mundaneum en 80 minutes

Rédigé par ici et maintenant Aucun commentaire

[Article paru initialement dans le Monde Libertaire n° 1833 de novembre 2021]

Récemment, nous sommes allés interviewer Jacques Gillen, archiviste et responsable des fonds relatifs à l'anarchisme et au pacifisme au Mundaneum de Mons. Centre d’archives, espace muséal, lieu d’expositions, le Mundameum sous sa forme actuelle est le dépositaire des collections de Paul Otlet et Henri La Fontaine, connus entre autres pour avoir créé la classification décimale universelle (CDU). Ces collections brassent toute une série de sujets puisque leur ambition était, à l’origine, très universaliste. Un riche fonds anarchiste y est conservé. Et l’entretien a effectivement duré 80 minutes.

Christophe (gr. Ici & Maintenant) : Eh bien Jacques Gillen, vous nous racontez la folle histoire de ce projet ?

Jacques Gillen : Le point de départ du Mundaneum se situe en 1895. A cette époque, Paul Otlet et Henri La Fontaine, tous deux avocats, et passionnés de bibliographie, se sont rencontrés dans le cabinet d’Edmond Picard. Ils ont collaboré avec ce dernier sur un recueil bibliographique des publications juridiques. Cela leur a donné l’idée de réaliser un répertoire bibliographique universel. En 1895, ils créent l’Office international de bibliographie (ce qui allait devenir le Mundaneum) dont le premier objectif était de développer ce répertoire à tous les domaines du savoir humain. L’idée même de ce répertoire, c’était de rassembler toutes les publications qui avaient été publiées dans le monde entier, et ce depuis la création de l’imprimerie. Et dans toutes les langues. On est à la fin du XIXe siècle, c’est encore envisageable… Même si à l’époque, tout ce travail se faisait à la main tout de même !… De nos jours, ce serait complètement fou. Otlet et La Fontaine ont donc commencé ce travail sur des fiches : ils ont imaginé un système de fiches qui a été utilisé dans nombre de bibliothèques. Ils ont également imaginé le dispositif de meubles à tiroirs pour ranger ces fiches (voir illustration) et enfin, ils ont conçu le système de classification décimale universelle permettant de classer par thématiques les fiches bibliographiques ou les publications.

Ce système de classification se fonde sur le système décimal imaginé par Melvil Dewey, un bibliothécaire américain, qui ne correspondait cependant pas tout à fait avec ce que souhaitaient Otlet et La Fontaine. Leur système est bien plus complexe. Le principe du système de Dewey est de classer les connaissances en dix catégories, numérotées de 0 à 9. Par exemple, toutes les publications qui ont trait à l’histoire vont être rangées dans la catégorie 9. Chaque catégorie peut reprendre elle-même dix sous-catégories (91, 92, …) et en affinant les nombres, on peut définir de manière de plus en plus précise le sujet d’un livre, d’un périodique ou d’une autre publication. Otlet et La Fontaine ont développé ce système en utilisant des combinaisons de signes de ponctuation et de nombres, pour pouvoir ramasser des informations du type : ce livre traite des abeilles, au Brésil, au XVIIIe siècle et a été publié en Allemagne en 1950… (C’est un exemple !…)

CI&M : Voilà donc la première étape de leur entreprise : rassembler les références bibliographiques de toutes les publications existantes…

JG : Oui. Mais ils ont voulu aller plus loin en rassemblant physiquement les connaissances du monde en un seul endroit… ! Du coup ils se sont intéressés à la documentation. C’est à ce titre que Paul Otlet est considéré comme un des pères de cette discipline. Différentes sous-sections ont été développées dans le sillage du Mundaneum, consacrées l’une à la presse, l’autre à la photographie, ainsi qu’un répertoire universel de documentation… Dans ce répertoire thématique, les coupures de presse et différentes sortes de documents étaient classées quasiment au jour le jour. Le but était d’avoir une information mise à jour, actualisée le plus possible, sur un sujet. Le projet s’est étendu également à la dimension iconographique : la collection a accueilli des affiches, des plaques de verre, des cartes postales, etc. sur toute une série de sujets, le but étant, je le rappelle, d’être le plus universel possible… !

Pour cette entreprise, Otlet et La Fontaine reçoivent un prix lors de l’Exposition universelle de 1900. En 1910, ils créent un musée à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, ce qui aura pour conséquence d’aboutir à l’installation de leur entreprise dans le Palais du Cinquantenaire. C’est donc là qu’ils installent leur « Musée international », qui devient peu après le « Palais Mondial-Mundaneum » et qui rassemble tous les instituts qu’ils avaient créés précédemment : Musée international de la presse, Institut international de photographie, Office international de bibliographie, Union des associations internationales… Cette dernière, fondée en 1907, vise à offrir à leur projet une dimension internationale, universaliste, d’un point de vue un peu plus politique. Elle existe d’ailleurs toujours actuellement.

CI&M : La dimension internationale semble être au cœur de leurs préoccupations…

JG : C’est en effet une époque où l’internationalisme se développe considérablement, favorisé en cela par le développement des moyens de communication. L’objectif sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il y aurait de facteurs de guerre. Henri La Fontaine était lui-même un pacifiste de premier plan. Il a d’ailleurs reçu le Prix Nobel de la Paix en 1913, il a été président du Bureau international de la Paix… Par ailleurs, l’objectif ultime de Paul Otlet (plus que celui de La Fontaine) était la création d’une Cité mondiale. Il s’agissait de fonder une ville qui serait dédiée à la connaissance, dont l’autorité serait placée au-dessus de celle de la Société des Nations (SDN, ancêtre de l’ONU, NDLR). C’était une approche très positiviste. Très idéaliste aussi sans doute… !

L’objectif sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il y aurait de facteurs de guerre.

Pour résumer, leur projet originel devient de plus en plus ambitieux et revêt même un caractère utopique. Et même un aspect politique, puisqu’on dépasse le cadre de la bibliographie et de la documentation pour avoir un impact sur la société, sur le monde. La désillusion fut immense, évidemment, puisque les deux têtes pensantes du projet eurent le malheur de connaître les deux conflits mondiaux (La Fontaine s’éteint en 1943, Otlet en 1944).

CI&M : La Première Guerre mondiale a dû mettre un frein à leur projet, on imagine.

JG : En effet. Le Palais Mondial n’est installé complètement au Parc du Cinquantenaire qu’en 1920. Les années 20 constituent un peu l’âge d’or du Mundaneum : Otlet et La Fontaine ont pu s’installer dans un beau bâtiment, ils reçoivent des subsides du gouvernement, et ils peuvent développer leur projet de façon considérable et ce jusqu’en 1934. C’est en effet à cette date que le gouvernement décide de fermer le Mundaneum… Probablement est-ce une part d’incompréhension par rapport à la mise en œuvre du projet (qui s’intitule « musée » mais n’en adopte pas les codes, il s’agit d’avantage de présentations à caractère pédagogique) mais aussi parce que le pacifisme, en 1934, ne semble plus tellement à l’ordre du jour… Au mieux, il génère un scepticisme poli dans le chef des instances gouvernantes…

A partir de ce moment, le musée est fermé, les collections sont inaccessibles. Paul Otlet poursuit son activité à son domicile, avec son équipe. C’est durant ces années qu’il conçoit les plans d’une « Mondothèque », une sorte de meuble dont chacun pourrait disposer chez soi, préfiguration de l’ordinateur ou de la tablette numérique. La Mondothèque ne fut cependant jamais construite par Paul Otlet. Une version en a été réalisée à l’occasion de l’exposition Renaissance 2.0 à Mons en 2021. En 1941, le Palais du Cinquantenaire est réquisitionné par l’occupant allemand. Du coup, les collections sont entreposées dans le parc Léopold. Après l’âge d’or, l’âge sombre… ! Commence en effet la période d’errance du Mundaneum, qui va durer jusqu’en 1993. Toujours est-il qu’après l’évacuation du Palais du Cinquantenaire, une partie des collections va au pilon, une partie a dû être perdue ou volée, suppose-t-on. Les collections papiers sont stockées dans de très mauvaises conditions, en termes de conservation. A partir de 1971, les collections sont ballottées d’un endroit à l’autre de Bruxelles. Elles avaient fini par atterrir dans un parking souterrain, sous la Place Rogier… Enfin, en 1993, à l’initiative des quelques personnalités du monde politique, comme Elio di Rupo, originaire de la région montoise, les collections trouvent place à Mons, dans le bâtiment de l’Indépendance. Le lieu a été aménagé et, depuis 1998, doté d’un espace d’exposition dont la scénographie a été conçue par François Schuiten et Benoît Peeters (auteurs de bande-dessinée belges, notamment de la série Les Cités obscures, NDLR). Dans les années 80, les collections avaient été rachetées par la Fédération Wallonie-Bruxelles, si bien qu’aujourd’hui, l’actuel Mundaneum est reconnu comme centre d’archives de la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique (regroupant des archives privées et non émanant d’une institution publique). Il abrite quelque 6 kilomètres courants de documents (journaux, cartes postales, photographies, plaques de verre, fonds d’archives, livres, brochures, etc.) Comme dit plus haut, le Mundaneum s’est spécialisé dans les fonds documentaires autour des trois thématiques citées (féminisme, pacifisme, anarchisme). Il conserve également les papiers personnels d’Otlet et La Fontaine.

CI&M : Comment le projet a-t-il intégré la thématique féministe ?

JG : La présence du fonds de documentation féministe s’explique parce que Henri La Fontaine était un des premiers féministes en Belgique, depuis l’affaire Marie Popelin, en 1888 (première femme docteure en droit de Belgique - les juridictions belges refusèrent de lui faire prêter le serment d'avocat en raison de son sexe, NDLR). Mais c’est aussi et principalement parce que sa sœur, Léonie La Fontaine, était très active au sein de la Ligue belge pour le droit des femmes. Elle fut également impliquée au sein du Mundaneum, prenant part à la constitution du Répertoire bibliographique universel dès ses prémisses et mettant en place l’Office central de documentation féminine en 1909.

CI&M : C’est à Otlet qu’on doit les innovations sur l’aspect documentaire, disiez-vous ?

JG : Le travail d’Otlet était assez visionnaire. On parle à propos du Mundaneum d’un Internet de papier. Disons que c’est un précurseur en ce qu’il a imaginé des moyens de diffuser l’information et de la partager. Dans un texte de 1907, il écrit que dans le futur, tout le monde disposera d’un petit téléphone qui lui permettra d’accéder à de la connaissance… Dans les années 20, il a l’idée des systèmes de vidéoconférence… Il imagine un moyen de consulter à distance, depuis une bibliothèque, un livre qui se trouve dans une autre bibliothèque… Tout cela demeurera sur papier mais il a conçu la possibilité de mettre en œuvre toutes ces technologies que nous employons aujourd’hui en quelques clics ! Il est également précurseur d’Internet de par le système de classification qu’il met en place, qui permet de faire toute une série de liens et préfigure le lien hypertexte. D’ailleurs le Répertoire bibliographique universel représente en quelque sorte le premier moteur de recherche, de papier certes, mais avec les moyens de l’époque, c’était ce qu’il y avait de plus avancé. La mise en œuvre de ce projet reposait sur des contacts avec un réseau international assez important, des contacts avec des bibliothèques du monde entier, comme par exemple celle de Rio de Janeiro. Cette collaboration internationale faisait partie du projet. Aujourd’hui, l’espace muséal permet de valoriser les collections en organisant des expositions, tout en restant fidèles aux valeurs des fondateurs, la paix et l’universalité.

Le Mundaneum rassemble une collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point de vue documentaire, c’est extrêmement précieux, car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries notamment policières…

CI&M : Nous avons parlé pacifisme, nous avons parlé féminisme… Qu’en est-il de ce fonds de documentation anarchiste ?

JG : En fait, dans les 20 et 30, l’un des collaborateurs d’Otlet n’était autre que Hem Day (Marcel Dieu). Disons que c’était l’un des contributeurs, parmi d’autres, qui ont pris part au projet, de façon bénévole ou salariée. C’est lui qui a constitué, sur base de ce qui existait déjà, une collection sur l’anarchisme. Le Mundaneum rassemble une collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point de vue documentaire, c’est extrêmement précieux, car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries notamment policières… Certaines collections ne se trouvent qu’ici. On trouve également des brochures, des cartes postales, des affiches, etc. Il existait déjà des exemplaires des différentes revues puisque Otlet et La Fontaine avaient la volonté en créant le Musée international de la presse, de conserver au moins le premier et le dernier numéro de toutes les publications périodiques… du monde. Les journaux anarchistes en faisaient également partie. Hem Day lui-même, qui tenait la librairie Aux joies de l’esprit, collectait des collections dont il a fait don au Mundaneum. A la mort de Hem Day, une partie de ses papiers personnels ont été rassemblés dans le fonds anarchiste. On peut ajouter à cela quelques archives de l’Alliance libertaire, et quelques archives léguées par Alfred Lepape, militant anarchiste de la région montoise. En tout, cela représente environ 200 boîtes d’archives.

Propos recueillis par Christophe, du groupe Ici & Maintenant (Belgique)

Mais qu'est-ce qui fait bouillir La Marmite ?!

Rédigé par ici et maintenant Aucun commentaire

Maxime à la guitare et au chant, R–Man à la guitare et EsGibt aux machines et aux chœurs. C’est un trio devant lequel tu ôtes ton galérien ou ta bâche. Une machine musicale infernale : La Marmite. Dès qu’il s’y met, il sort son flingot libertaire. Et pas du genre à se déballonner. De l’électro, du riff alternatif, de la boîte à rythme. Puis du texte. Lorsque t’as fini l’écoute d’un album, ton ciboulot se sent bien. T’as l’impression d’avoir écouté un épisode de « C’est pas sorcier » pour les arsouilles anarchistes ! Avec EsGibt à la manœuvre et Sandro du groupe Ici & Maintenant (FA) pour recueillir le bouillon.

Sandro : Sur l'album Le Sang Bouillant, on croise Jean-Baptiste Clément, Richepin, Rosa Holtz, Brassens, Garcia Oliver et Durruti... On sent où on fout les pieds !

EsGibt : Il est vrai qu'il y a sur cet album 4 reprises sur 13 morceaux : Giroflée Girofla (avec le texte antimilitariste et antiguerre écrit en Allemagne par Rosa Holtz en 1935), La petite Hirondelle (tel quel, en clin d'œil contre la propriété privée), Les Philistins (le texte de Jean Richepin mis en chanson par Georges Brassens). Et enfin une réinterprétation électro-punkoïde de la Semaine sanglante, écrite par Jean-Baptiste Clément après le massacre des insurgés par les Versaillais sur les barricades de la Commune, chanson que nous avons eu la grande émotion de chanter un jour avec Francesca Sollevile, venue jouer au Cheval déchaîné, notre petite salle de concerts, accompagnée par sa pianiste fidèle, Nathalie Fortin. C'est Francesca, avec Mouloudji et Mestral, qui enregistra en 1971 l'album « La commune en chantant », chansons d'un spectacle du même nom qu'ils portèrent à l'époque de nombreuses fois sur les planches. Nous avons un peu adapté le morceau pour qu'il s'intègre dans notre set, et nous avons changé la dernière strophe de la Semaine sanglante en « A quand la fin de la terreur, de la justice et du travail ? », au sens où le travail et la justice font partie de la société marchande, du capital,  dont il s'agit pour la révolution sociale de se défaire à la racine.

A ces 4 morceaux s'ajoute Golpe por Golpe (Coup pour coup) auquel tu fais allusion car la voix qu'on y entend est celle d'un discours que Garcia Oliver prononça en 1937 sur la tombe de Durruti (extraite ici du film fort intéressant « Ortiz, général sans dieu ni maître » réalisé en 1996 de Ariel Camacho, Phil Casoar et Laurent Guyot). Comme nous l'expliquons dans le livret du disque, Garcia Oliver parle là avec justesse des groupes anarchistes Los Solidarios (1923) et Nosotros (1931) dans lesquels il milita activement avec Durruti et Ascaso, alors qu'au moment de prononcer ces mots, il est totalement compromis en tant que l'un des 4 « ministres anarchistes » dans le gouvernement républicain de Largo Caballero, gouvernement opposé au mouvement révolutionnaire en cours et soutenu par les dirigeants de la CNT, qui ont appelé à renoncer à l'instauration du communisme libertaire au profit (et c'est le cas de le dire) de la guerre antifasciste et du productivisme industriel de guerre. Les recherches et publications du collectif des « Giménologues » sont assez passionnantes à ce sujet.

Comme l'ont affirmé Los amigos de Durruti en 1937, « L'unité antifasciste n'a été que la soumission à la bourgeoisie... Pour battre Franco, il fallait battre Companys et Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait écraser la bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il fallait détruire de fond en comble l’État capitaliste (...). L'apolitisme anarchiste a échoué ». Dans Golpe por Golpe, nous jouons donc en quelque sorte le Garcia Oliver révolutionnaire contre lui-même... On peut rappeler par ailleurs que la France du Front Populaire ferma ses frontières aux réfugiés espagnols, avant de les parquer en dernier recours dans des camps infâmes où beaucoup périront.

Cet emprunt à l'anarchisme révolutionnaire en Espagne de même que les reprises évoquées plus haut sont une façon pour nous de nous relier à un fil historique révolutionnaire, et de critique sociale, qui s'est exprimée par les armes, par le texte, par la parole, par la chanson aussi.

Sur l'album suivant, Travail-Famine-Patrouille, on trouve une reprise du « standard » de René Binamé, « Vocations », de même qu'une réinterprétation des « Robots » de Kraftwerk en « Robots-Citoyens-Soldats » et d'un vieux standard belge de l'électro, « U-Men », adapté en langue wallonne, le dialecte de la partie francophonisée de la Belgique. Le prochain album ne devrait cette fois pas comprendre de reprise…

S : Sur de l'électro qui coudoie des sons venus tout droit du rock alternatif. Deux grosses influences musicales?

EG : Haaa on ne peut rien te cacher... Si l'on remonte un peu en arrière, certains des premiers morceaux de La Marmite avaient existé sous d'autres formes dans des formations antérieures de notre chanteur, Maxime. Depuis 2012, on a fait évoluer la boîte à rythme assez « Béru » des débuts vers un son et des séquences plus électros, avec des basses-synthés, des samples, et les claviers que je joue en concert, et toujours les guitares bien sûr... Les machines ne sont jamais que des outils, qui accompagnent d'ailleurs assez bien une démarche musicalement « punk » (d'où l'essor de l'électro-punk) : une énergie assez brute peut être lancée (tout seul ou en groupe) avec peu de matériel, énergie sur laquelle on pose le reste. Le punk a frayé dès les années 80 avec l'électro, en version dure ou version pop, et La Marmite se situe dans cette filiation hybride.

Nos morceaux sont clairement impulsés dans une optique de jeu en concert, avec l'énergie qui peut s'y déployer, la disto, les amplis (guitares et claviers). En même temps, que ce soit avec le côté chanson comme avec le côté exploration sonore ou que ce soit avec le côté plus accessible comme avec le côté plus rugueux, industriel, on taquine (ou l'on pervertit, c'est selon) gentiment les standards du genre. Ce n'est pas propre à La Marmite, mais la manière dont on le fait y donne son cachet particulier, je pense.

En concert « ça envoie » de manière jubilatoire, sonore et textuelle, mais toujours en se mettant en position de connivence, pas juste pour « atomiser » le public. Si la connivence devait foirer, le concert foirerait, ou serait simplement « exécuté », au double sens de « presté » et « tué ». On a de la rage contre cette société marchande qui s'oppose radicalement à notre humanité, aux besoins des êtres vivants, mais les groupes « très fâchés et très méchants » sur scène et sur disque, je trouve cela un peu fatigant. Plutôt la connivence : ce qui nous lie, contre ce qui nous détruit.

S : En juin 2018, sort le deuxième album: Travail - Famine - Patrouille. C'est prémonitoire comme truc ! En ces temps de souricière sanitaire...

EG : Ha, bonne question ! Évidemment, ce qui peut paraître prémonitoire est surtout dû au fait que l’État a été peu surprenant depuis l'apparition de ce Covid-19. Au-delà des incohérences de gestion, c'est quand même fondamentalement le « business as usual » qui a été sauvé, de la production à la finance en passant par la répression. Certains ont voulu y voir un « retour de l’État » qui, face à une pandémie, aurait repris la main au prix de contraintes imposées à la machinerie économique. L’État semble en effet parfois « faire face » à l'économie, parce qu'il est censé assurer sur le long terme le cadre (et la paix sociale) dans lequel pourra continuer à se déployer la voracité du profit ; il n'en reste pas moins un appendice de l'économie, au service de celle-ci.

Face à la pandémie, les courants souverainistes (de droite comme de gauche, faut-il le rappeler),  parfois très virulents contre les gouvernements, réclament en fait plus d’État « au service de la Nation », et voient dans l'internationalisation des gestions de crise (notamment sanitaire) une dépossession de la souveraineté nationale au service des multinationales, etc. Aussi loin qu'aille la dénonciation des intérêts financiers colossaux en jeu, c'est du vent si l'on laisse intouchable le mode de production capitaliste lui-même, et l'exploitation. Aussi loin qu'aille la dénonciation de la corruption, des conflits d'intérêts, des politiques menées au service du profit (ce qui est une réalité), c'est du vent si l'on ne s'en prend pas à la politique elle-même, ce fossoyeur en chef des luttes.

A ces aspects se sont ajoutés les questions de la santé, de la science, de la médecine, sur laquelle la critique révolutionnaire est en général bien faiblarde voire très absente, et acculée, pour contrer le discours dominant, à s'appuyer sur la parole de scientifiques certes dissidents et ostracisés mais qui ne sont porteurs d'aucune perspective d'émancipation réelle. Or c'était sans doute l'une des premières choses à souligner : lorsque l’État, les institutions sanitaires nous parlent de notre santé, ils ont déjà un cadavre dans la bouche... Et lorsque l’État profite du désastre sanitaire (qu'il contribue sans cesse à produire et aggraver) pour casser la vague de lutte internationale de 2019-2020, il empile les cadavres de plus belle. Là aussi la critique radicale a à se distinguer de la politique-fiction « alternative » : l'opportunisme marchand et répressif qui s'organise (y compris dans des instances officieuses, hors de vue) et se déchaîne en lançant une soi-disant « mobilisation générale contre le virus » ne signifie pas pour autant que tout cela aurait été préparé et écrit d'avance. Notre prochain album, intégralement écrit durant cette période, sera assez marqué par tout cela...

Pour en revenir à « Travail-Famine-Patrouille », titre de notre dernier album et de sa plage titulaire, il nous est venu d'un graffiti durant le mouvement contre la « Loi travail » en France en 2016. Le thème du travail est assez récurrent dans nos chansons, car c'est évidemment le lieu de l'exploitation et de l'aliénation de nos vies, bien au-delà du temps et de l'espace dédiés aux heures payées…



Plus d’infos : http://www.aredje.net/la-marmite

Les albums de La Marmite sont disponibles en France chez votre disquaire, grâce à Distribution de la Zone Mondiale

Cette interview a été publiée initialement dans le Monde Libertaire n°1830, juillet-août 2021. Disponible à l’achat au numéro pour 2€ : https://monde-libertaire.net/abonnements/au-numero/53-monde-libertaire-n1811.html


Arèdje ton char, Binamé !

Rédigé par ici et maintenant Aucun commentaire

René Binamé est un groupe belge fondé en 1988. Troubadours libertaires. Trimardeurs du rock libre. Ils ne te proposent pas une soupe fade ou de l’eau de vaisselle. Ça cravache ! De vrais dynamitards de la zicmu. Les Archives de la Zone Mondiale et Aredje viennent de rééditer les albums Le Temps Payé Ne Revient Plus (2008) et Kestufé Du Wéékend ? (2000) en CD et LP. L’occasion rêvée pour un petit entretien avec Olivier, chanteur, batteur et membre fondateur du combo.

Rééditer l’album Kestufé Du Wéékend ? en plein confinement, dans un climat de couvre-feu généralisé, c’est presque une vanne malicieuse ?
Ça en a tout l’air mais en réalité, avouons-le, c’est le fait du hasard. Mais cette coïncidence est tristement intéressante.
Kestufé du wéékend ? Le morceau éponyme, c’était la to do list d’un cadre qui cravache et se cravache. Kestufé du wéékend en 2020 ? La question elle est vite répondue : « Je bride les interactions sociales, les réunions familiales, les rencontres amicales, je garde la seule chose qui compte, le travail, l’accumulation du profit. » On le sait qu’il y a plein d’activité qui doivent continuer voire augmenter, mais pas n’importe comment, et on en verrait bien d’autres disparaître sans les regretter, mais pas n’importe comment non plus. Ça c’est le sujet de Tic-Tac, le second morceau.
Il est à craindre que ce disque trouve une résonance avec l’actualité tant que nous serons sous la coupe du capital, tout simplement, et tout particulièrement en situation de crise quand le parti de l’ordre a le vent en poupe.

Sur Le Temps Payé Ne Revient Plus, on savoure deux reprises époustouflantes. De la variété française fignolée. Eddy Mitchell et Sheila sonnent chansonnier(e)s anarchistes! T’as été bercé par la chanson française populaire ? Ou c’est autre chose ?
C’est tout à fait ça, bercé par la chanson française, sous toutes ses formes, engagée, sérieuse, légère. Avec le recul, on se rend compte qu’énormément de chansons à première vue frivoles avaient un fond, parlaient sans en avoir l’air des problèmes de la vie quotidienne. Comme « L’heure de la sortie » de Sheila, mais beaucoup d’autres apparemment tout aussi inoffensives.
Et puis il y avait le papy Brassens, Moustaki, tonton Beaucarne, puis plus tard Trust, Brigitte Fontaine, Anne Sylvestre, Marc Ogeret, les 4 barbus, le GAM . Au final, quand Bérurier Noir est arrivé à nos oreilles, c’était encore de la chanson française, mais pas mal plus sombre et rugueuse, c’est clair.
Tout récemment, on s’est de nouveau fait plaisir en reprenant le « Merci Patron » des Charlots (en changeant le dernier couplet.

C’est un problème de pas mal de chansons d’avoir un ou deux couplets intéressants puis une chute qui rétablit l’ordre...) et le « Allez les gars » du GAM (mais là, on est dans une chanson d’emblée délibérément combative) !

Dans ce CD, on prend parti ! Sur l’esclavage salarié, les kermesses électorales et la délégation du pouvoir notamment ...
Y a une évolution. Nos premiers disques, y avait une bonne part de défoulement, de provoc, de dérision, du blasphème, de la moquerie. On ruait dans nos brancards du moment, un carcan catholique pesant. Nos cibles étaient classiques : le flic, le curé, le soldat. Puis on s’est rendu compte que même s’il y avait un symbole « dollar » sur la pochette de notre album
Vocation , à côté de galons et d’une croix, nous n’avions pourtant pas abordé le sujet de l’économie, de l’exploitation. Enfin si, mais par des reprises, l’Internationale dès nos débuts, puis une série de brûlots anarchistes. Avec Kestufé, on avait délibéré de le faire avec nos propres chansons.

On peut entendre une voix féminine sur deux morceaux. D’où vient ce fascinant et radical gazouillis ?
C’est Magali, du groupe parisien La Fraction, qui chante « Tic-Tac » et c’est Rachou, du groupe bruxello-suisse Pierre Normal, qui chante « Quelques mots sur le cirque électoral ». La Fraction, je pense qu’il ne faut plus les présenter, c’est quand même une référence absolue en punk-rock français, avec de beaux textes bien posés sur des riffs plein d’énergie. Pierre Normal, c’est sans doute plus confidentiel, c’est chantant, électronique, poétique mais loin d’être inoffensif.

A propos d’anarchie, qu’est-ce qui te séduit là-dedans ? Ce que tu en as retiré et qui est non-négociable ?
L’étymologie, absence de pouvoir, de commandement, c’est à la fois la séduction de base et c’est ça qui est non-négociable. Pour peu qu’on soit en froid avec les fauteurs de l’ordre, les petits chefs, le carcan familial, les profs autoritaires, on est forcément séduit si on a la chance de rencontrer l’anarchie dans ses lectures, des conversations, des films, des chansons. C’est romantique et ça pourrait se ramener à la phrase de Clémenceau : « L’homme qui n’a pas été anarchiste à seize ans est un imbécile. Mais c’en est un autre, s’il l’est encore à quarante. » C’est habile comme formulation, aussi beau que « tout corps plongé dans un liquide... » mais c’est tout. Et au final notre anarchisme n’a pas fondu avec l’âge, il s’est consolidé au contact d’initiatives concrètes de luttes et/ou au fil des concerts de soutien à des collectifs en tout genre, des fêtes de lieux de vie, de lieux de production ou de culture en autogestion en rupture avec les modes de fonctionnement dominants, de bâtiments ou terrains occupés en luttes contre des projets nuisibles.

Cette ardeur de musicien libertaire, c’est aussi pour tenter de vivre « en-dehors », d’échapper au salariat ? Vivre sa vie sans attendre l’âge d’or ?
Pour éviter le salariat, pour diminuer son emprise sur nos vies en tout cas, on est plutôt passé par la mise en commun, la vie en collectif, une relative austérité joyeuse. Notre activité musicale a certainement aidé puisqu’elle provoque beaucoup de rencontres qui nous apprennent énormément. Mais nous ne sommes pas des artistes professionnels. Pas par échec, c’est un choix initial délibéré, qui aurait pu fondre ou diverger par la suite mais qui ne l’a pas fait. Un choix qui nous permet de jouer sans impératif de rentabilité, de retour sur investissement. Notre parcours pourrait être vu comme une carrière qui n’a pas décollé, une incapacité à percer, mais vu de l’intérieur, c’est l’expression de notre refus de parvenir, de notre volonté d’être effectivement en-dehors de l’industrie du spectacle, de s’offrir et d’offrir autre chose.

Binamé est indissociable du label « Aredje ». C’est quoi c’t’histoire ? Et quelles récentes découvertes chouettardes sont proposées ?
C’est une histoire simple… Quand on a sorti notre premier disque en 1988, on s’est dit qu’il fallait un nom de label et on s’est fait plaisir en prenant un mot wallon qui évoque le désordre, le boucan, la chienlit. Avec quelques mots en plus, «Aredje, chal e asteure » ... Aredje, ici et maintenant ! Aredje peut ressembler à un vrai label mais à y regarder de plus près, on est longtemps restés pour l’essentiel (et avec plaisir) dans l’auto-production la plus basique avec les disques d’abord de René Binamé et des Slugs, puis de Beticiclopp, Crête et Pâquerette, La Marmite, les Lapins Électriques, Krakenizer. Ceci dit, ces dernières années, nous avons filé un plus ou moins petit coup de main à pas mal de groupes ce qui nous amène à une perle, le crépusculaire album « Je reviendrai » de Manu & the Bouret’s.

On se quitte en abordant les éventuels projets, les prochaines envies…
Les projets sont clairement sur pause, on a bien fait deux clips de confinement, mais on n’a pas trop envie de se lancer dans une existence virtuelle qui est tellement à l’opposé de ce qu’on cherche. On veut des bisous, de la sueur, des contacts, respirer ensemble, masqué·e·s s’il le faut, pas tout de suite s’il faut attendre que passent des vagues, mais on veut se secouer pour dépasser cela... du coup, nos répés, plus nombreuses que d’habitude, sont plutôt des temps de réflexion... ce qui est confortable pour les voisins !

Propos recueillis par Sandro
Groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste

Fil RSS des articles de cette catégorie